palimpseste Enseignement

Fernando Savater, Pour l’éducation, Payot, 1998, p. 59.

 Le pédagogue était un serviteur attaché au foyer et cohabitait avec les enfants ou les adolescents, leur inculquant les valeurs de la Cité, formant leur caractère et veillant au développement de leur moralité. En revanche, le maître était un collaborateur extérieur à la famille, chargé d’enseigner aux enfants une série de connaissances instrumentales, comme la lecture, l’écriture, l’arithmétique. Le pédagogue était un éducateur et sa tâche était considérée comme primordiale ; le maître était un simple instructeur et son rôle était jugé secondaire. C’est que les Grecs distinguaient la vie active, celle que menaient les citoyens libres dans la polis quand ils se consacraient à la législation et au débat public, de la vie productive, apanage des laboureurs, artisans et autres esclaves : l’éducation proposée par le pédagogue était indispensable pour réussir dans lapremière, les instructions du maître étaient censées faciliter la seconde. 

Fernando Savater, Pour l’éducation, Payot, 1998, p. 71-76.

Dans sa famille l’enfant acquiert — ou devrait acquérir — des compétences aussi fondamentales que parler, se laver, s’habiller, obéir aux grands, protéger les plus petits (c’est-à-dire la convivialité entre personnes d’âges différents), partager aliments et cadeaux avec ceux qui l’entourent, participer à des jeux collectifs en respectant des règles, prier les dieux si la famille est pratiquante, distinguer de façon primaire ce qui est bien de ce qui est mal selon les principes de la communauté à laquelle il appartient, etc. Tout cela compose ce que les chercheurs appellent la «socialisation primaire ». Le néophyte devient alors un membre plus ou moins standard de la société. Après l’école, les amis, les collègues de travail, etc., réaliseront la socialisation secondaire, qui le mènera à des connaissances et des compétences plus spécialisées. Si la socialisation primaire s’est réalisée de façon satisfaisante, la socialisation secondaire sera beaucoup plus fructueuse, car elle aura une base solide ; dans le cas contraire, les maîtres ou les camarades devront perdre beaucoup de temps à polir et civiliser (c’est-à-dire à rendre apte à la vie civile) celui qui devrait déjà être prêt pour des apprentissages moins élémentaires. Il est certain que ces niveaux de socialisation, et le concept même, ne sont pas aussi nets que l’orthodoxie sociologique nous induit à le penser.

Dans les familles, les choses s’apprennent de manière assez différente de ce qui se passe à l’école : le climat familial est surchargé d’affectivité, il existe fort peu de barrières entre parents et enfants vivant ensemble, et cet enseignement s’appuie davantage sur la contagion et la séduction que sur des leçons objectivement structurées. Contre le monde extérieur, bigarré et hostile, l’enfant peut se réfugier dans la famille, mais de la famille elle-même il n’y a pas d’échappatoire possible, sauf aux dépens d’un déchirement traumatisant que pratiquement personne ne peut se permettre dans les premières années. L’apprentissage familial se fonde donc sur le plus efficace des instruments de contrainte : la menace de perdre la tendresse de ces êtres sans lesquels on ne sait pas encore comment survivre. Dès la plus tendre enfance, la principale motivation de nos attitudes sociales ne sera pas le désir d’être aimé — même Si celui-ci nous conditionne énormément —, ni le désir d’aimer — qui nous séduit seulement dans nos meilleurs moments —, ce sera la peur de cesser d’être aimé par ceux qui comptent le plus pour nous à tel ou tel moment de notre vie : les parents au début, les camarades ensuite, les amants plus tard, les concitoyens, les collègues, les enfants, les petits-enfants... jusqu’aux infirmières de l’asile dans l’ultime étape de notre existence. L’appât du pouvoir, de la notoriété, et surtout de l’argent, ne sont que des palliatifs avidement brandis contre l’incertitude de l’amour, ce sont autant de tentatives pour nous protéger de la détresse dans laquelle nous plongerait la perte de tendresse. Goethe affirmait que se savoir aimé donne davantage de forces que se savoir fort : la certitude de l’amour, quand elle existe, nous rend invulnérables. C’est dans le nid familial, quand celui-ci fonctionne avec l’efficacité attendue, que l’on apprécie pour la première fois — et peut-être la dernière — la sensation réconfortante de cette invulnérabilité. C’est pourquoi les enfants heureux ne guérissent jamais tout à fait de leur enfance et aspirent durant le reste de leur vie à récupérer, d’une manière ou d’une autre, leur fugace divinité originaire. Ils ne la retrouveront plus qu’imparfaitement, mais cette impulsion initiale leur donne une confiance dans le lien humain qu’aucun malheur futur ne pourra complètement effacer ; de même que rien, dans d’autres formes de socialisation, ne s’y substitue de façon satisfaisante quand cette confiance n’a pas été encouragée en son temps.

Je fais ici référence à une chose rare, rarissime, peut-être même perverse : les enfants heureux. Je ne parle pas des enfants gâtés ou surprotégés. Il se peut qu’il s’agisse d’un idéal inaccessible, qu’on n’approche que par degrés : la félicité familiale est une de ces capacités ouvertes dont nous parlions précédemment. En tout cas, c’est un idéal qui justifie la famille et c’est ce qui l’engage le plus. L’éducation familiale fonctionne par la voie de l’exemple, pas par des sessions de travail, et elle se bâtit sur des gestes, des humeurs partagées, des habitudes du cœur, des chantages affectifs, la récompense de caresses et la distribution de punitions taillées à nos mesures — ou qui façonnent la mesure qui sera désormais la nôtre. En un mot, cet apprentissage procède de l’identification totale avec des modèles puis du rejet viscéral, pathologique, de ces derniers, jamais de son évaluation critique et dépassionnée (n’oublions pas, hélas que les enfants malheureux sont beaucoup plus nombreux que les enfants heureux). La famille compose un menu scolaire offrant peu de choix dans les mets ; en compensation ceux-ci sont largement assaisonnés de condiment affectif. Pour cette raison, ce que l’on apprend dans la famille possède une force persuasive indélébile, qui dans les cas favorables cristallise des principes moraux qui résisteront aux tempêtes de la vie, et dans les cas défavorables enracine des préjugés qu’il sera plus tard impossible d’extirper. Et, bien sûr, la plupart du temps, principes et préjugés se mêlent si intimement que même l’intéressé aura du mal à faire le partage...

Dans tous les cas, cette prépondérance, positive ou négative, de la famille dans la socialisation primaire des individus traverse une indiscutable éclipse dans la majorité des pays, ce qui constitue un sérieux problème pour l’école et les maîtres. Juan Carlos Tedesco parle ainsi des effets de cette mutation : «Les enseignants rencontrent ce phénomène quotidiennement, et une de leurs plaintes récurrentes est que les enfants arrivent à l’école avec une socialisation insuffisante pour leur permettre de surmonter avec succès l’effort d’apprendre.

Disons-le de façon très schématique : quand la famille socialisait, l’école pouvait s’occuper d’enseigner, maintenant que la famille ne tient pas pleinement son rôle socialisateur, l’école non seulement ne peut assumer sa fonction spécifique comme dans le passé, mais elle commence à être l’objet de nouvelles demandes auxquelles elle n’est pas préparée. » La provocation d’André Gide — « Familles, je vous hais ! » — qui eut tant d’écho dans ces années soixante friandes de communautés et de vagabondage est remplacée aujourd’hui par un soupir murmuré de façon fort discrète : « Familles, vous nous manquez... » De plus en plus, parents et proches en charge des enfants se découragent. En pleine confusion, ils ont du mal à fixer des règles minimales pour modeler la conscience sociale des petits et abandonnent la tâche aux maîtres, montrant ensuite d’autant plus d’irritation devant les échecs de ces derniers qu’ils se sentent obscurément coupables de leur fuite. Avant d’aller plus avant, signalons en passant quelques causes de cette répugnance des familles à assumer leurs fonctions spécifiques — je parle toujours des fonctions éducatives, que les familles négligent même dans le cas où elles remplissent correctement leurs autres fonctions