François Dubet, Danilo Martucelli,
A l’école, Seuil, 1996, p. 23.
Tout système scolaire doit remplir trois « fonctions » essentielles et peut être défini par la manière dont il les hiérarchise et les articule. Ici le mot fonction reste largement métaphorique ; il désigne moins une nécessité du système social dans son ensemble, que l'ensemble des problèmes que tout système scolaire est tenu de régler et par rapport auxquels il ne peut éviter de se définir. Si ce n'étaient ses connotations « fonctionnalistes », justement, le mot fonction est parfaitement acceptable et utile pour décrire les contraintes imposées à toute action organisée.
— La « fonction » de distribution tient au fait que l'école attribue des qualifications scolaires possédant une certaine utilité sociale dans la mesure où certains emplois, positions ou statuts sont réservés aux diplômés. L'école répartit des « biens » ayant une valeur sur les marchés professionnels et la hiérarchie des positions sociales. Longtemps limitée par l'étroitesse du recrutement des cycles secondaire, professionnel et supérieur, cette fonction n'a cessé de s'élargir avec le double mouvement de multiplication des diplômes et des emplois qualifiés. C'est le plus souvent par le biais de cette fonction que la sociologie s'est intéressée à l'école en lui posant deux questions essentielles. La première est celle du rapport entre la distribution des qualifications scolaires et la distribution des positions sociales des élèves entrant dans le système : quelles sont les chances des enfants issus des divers groupes sociaux d'accéder aux qualifications scolaires ? En aval du système, quels sont les effets des qualifications scolaires sur la stratification sociale ? Ces questions sont moins centrées sur l'école elle-même que sur la place du système scolaire dans les mécanismes globaux de mobilité sociale.
— La deuxième « fonction » de l'école est
celle que nous pouvons qualifier d'éducative afin de la démarquer le plus
nettement possible de la fonction de socialisation. Alors que la
socialisation vise l'intégration dans un système et une société, la fonction
d'éducation est liée au projet de production d'un type de sujet qui n'est
pas totalement adéquat à son « utilité » sociale. Dans L’évolution
pédagogique en France, Durkheim souligne fortement cette dimension de
l'école, produit du projet chrétien de transformation des individus, et
c'est pour cette raison que toute école est nécessairement « hors du monde »
et qu’elle en appelle à des principes généraux qui fondent une capacité
critique et d'individualisation. Les débats sur la culture scolaire, sur les
« valeurs », sur l’autonomie de l'école et de la société, sur les projets
éducatifs ne peuvent pas être tenus pour de simples expressions idéologiques
des fonctions « réelles » de l'école ; ils participent de la construction
d'une double distance de l'école à la structure sociale d'une part, à la
culture quotidienne de l'autre. Même si cette dimension du système scolaire
n'est parfaitement visible que dans les moments de changement et de rupture
propices aux affirmations de principes, comme dans les grandes époques de la
« guerre scolaire » en France ou dans les ruptures révolutionnaires, il
reste que cette fonction éducative est présente dans tout système éducatif,
dans une mesure qui ne peut être considérée comme une simple adaptation au
monde tel qu’il est.
— La troisième « fonction » scolaire est celle de la socialisation. L'école
produit un type d'individu adapté à la société dans laquelle il vit et
reprenant l'héritage que toute éducation transmet. En même temps que l'école
est un appareil de distribution des positions sociales, elle est un appareil
de production des acteurs ajustés à ces positions. C'est pour cette raison
que les théoriciens de la reproduction ont souligné le fait que celle-ci
était à la fois sociale et culturelle ; reproduction des individus et
reproduction des positions qu’ils occupent. La socialisation scolaire, qui
n'est pas toute la socialisation, se déroule dans une organisation scolaire
caractérisée par une « forme » scolaire, un ensemble de règles, d'exercices,
de programmes et de relations pédagogiques résultant de la rencontre d'un
projet éducatif et d'une structure des « chances sociales ». L'acteur est
considéré comme un élève tenu d'apprendre des rôles et un « métier » à
travers lesquels il intériorise des normes et des aptitudes qui implantent
les dispositions lui permettant d'entrer dans la société