palimpseste Enseignement

Qu'est-ce qu'on ne sait pas?
Qu'est-ce qu'on n’enseigne pas ?
Rencontres Philosophiques de l'UNESCO

 

Première intervention par Michel Serres:

Normalement, j'aurais dû parler ce matin de l'enseignement à distance, mais il se trouve que depuis deux ou trois ans, j'en ai beaucoup parlé en ces lieux pour diverses raisons et, au lieu d'en parler, je préférerais essayer de réfléchir sur la question que m'a et que nous a posée Ayyam Wassef en organisant ce colloque, c'est-à-dire réfléchir sur ce que l'on ne sait pas. J'ai intitulé mon intervention "Ce qu'on ne sait pas, on le cherche" et on le trouve parfois parce que c'est caché. Et je voudrais montrer que nous ne savons pas ce que nous disons. En effet, ce que nous ne savons pas, nous avons l'habitude de le placer dans ce que l'on appelle des boîtes noires. Et j'aimerais aujourd'hui placer devant moi ou devant vous trois petites boîtes noires et m'occuper pendant les dix minutes que m'a données Ayyam de les ouvrir. Ce que l'on ne sait pas, on le cherche. Petite boîte noire, le mot chercher. On le trouve, parfois, petite boîte noire, le verbe trouver. Et on le trouve parfois parce que c'est caché, troisième petite boîte noire, le verbe cacher. Au travail. Le terme ou le verbe chercher a pour racine la préposition latine "circa" et cette préposition latine "circa" semble indiquer que nous cherchons autour certains objets lorsqu'ils sont perdus ou cachés. Lorsqu'à la Renaissance, Rabelais a forgé le terme "encyclopédie" dont il disait qu'il le renouvelait des Grecs, il a répété en fait, par ce que l'on appelle en linguistique un doublé savant ce verbe qui a une racine et un usage populaire, qui est le verbe chercher. Et le doublé savant "encyclopédie" ne faisait que répéter de manière savante cette racine "circa" qui voulait dire le cercle. Et quand pour nos études, au moins en France, nous disons, premier, deuxième, troisième cycles, nous redessinons la circonférence en question et, lorsque les philosophes, très grandioses, glosent par exemple sur la révolution copernicienne comme Kant ou sur le cercle des cercles de l'encyclopédie comme Hegel, ils ne font que répéter ce que nous disons dans la rue lorsque nous disons "chercher", c'est-à-dire, la forme du cercle. Le saviez-vous ? Je l'ignorais, je l'ai trouvé cette semaine et j'ai trouvé plaisant d'ouvrir cette boîte noire devant vous qui nous dit simplement que les chercheurs tournent en rond.


Ce que l'on ne sait pas, on le cherche, ce que l'on ne sait pas, on le trouve parfois. Deuxième petite boîte noire, le verbe trouver. Or, le verbe trouver, en langue française, est un verbe également très populaire qui remonte de manière très savante à la racine "tropos" en grec, que nous répétons lorsque nous voulons faire savant dans les doublé "tropique" ou "anthropie", où l'on retrouve de nouveau le même cercle. Trouver est le doublé populaire de ces doublets savants "tropique, anthropie", de sorte que dans ma langue, au moins, je découvre deux langues : une langue populaire qui dit "chercher" et une langue savante qui dit "encyclopédie". Une langue populaire qui dit "trouver" et une langue savante qui dit "anthropie ou tropique". Issu de ce grec circulaire, le latin traduit ces formes par des mots comme tordre ou tourmenter qui sont de la même famille que le verbe trouver et qui évoquent le mouvement de torsion des hommes torturés, torturés de pensées ou de choses tordues. Sans doute averti de ces dures rotations, au moins en France, le Centre national de la recherche scientifique... Tiens ! avez-vous remarqué que le Centre national de la recherche avait découvert le centre du cercle, puisque recherche veut dire le cercle, il est bien normal qu'on dise "centre de la recherche", puisque tout cercle s'orne de son point milieu appelé centre ; le saviez-vous ? Je l'ignorais avant cette semaine. Or, ce Centre national de la recherche scientifique appelle "attaché" ou "chargé" de recherche ce que j'aimerais appeler étant donné ma vie, "joyeux ou enthousiaste" de recherche, sans doute parce qu'il trouve que ces pauvres gens sont attachés à quelque supplice de la roue, ce qui est naturel pour le verbe trouver qui veut dire ce mouvement de torsion. Et donc, tout homme nommé "directeur de recherche" se trompe deux fois puisqu'il associe "recter", "marcher droit" à "recherche", "aller en cercle" comme s'il avait résolu la quadrature du cercle, le saviez-vous ? Je l'ignorais au début de la semaine. Voilà, ma chère Ayyam ce qu'on appelle ne pas savoir. Trouver, on appelle en Languedoc, “ troubadour ” ou en langue d'Oil, “ trouvère ” celui qui, précisément, va au bout et non reste sur la route de la recherche. Et nos anciens admiraient les troubadours ou les trouvères tout simplement parce qu'ils admiraient plus les trouveurs que les chercheurs. Je regrette en effet que nous ne nous appelions plus des trouveurs. Alors que l'on ne trouve que des choses simples en des jours miraculeux, la méthode qui amène à cette trouvaille ressemble, s'il faut en croire le mot à un sentier tortueux. Et les choses, là, deviennent un peu sérieuses et parlent du corps. En effet, aucun geste que nous avons appris dans notre vie ne continue un mouvement naturel. Il faut tordre son bras pour apprendre au jeu de tennis le revers ou le service, ni la danse, ni la course, ni le saut en hauteur ne s'apprennent naturellement, ni donc la pensée, ni donc aucune évidence. Chacun de ces exercices déplace l'aise normale du corps. Et donc, pour nous entraîner, il faut perdre des habitudes, c'est-à-dire, tordre ces mouvements naturels, ce que dit le verbe populaire "trouver". Et donc, les vérités scientifiques, le sang philosophique et même le style écrit demandent autant de tours difficiles que l'apprentissage de la raquette ou du fleuret. L'évidence géométrique suit aussi peu naturellement le mouvement de l'oeil que le maniement du ballon suit le mouvement naturel du poignet, ou celui des barres parallèles suivrait le mouvement naturel des épaules libres de tout mouvement. Il faut donc un long entraînement et voilà revenues toutes les torsions du corps que dit le verbe trouver. Et donc, en poésie, en musique, tout ce qui est trouvé ou découvert demande des recherches sophistiquées, recherchées, torturantes, raffinées, difficiles à accéder ou par des voies inaccessibles et les troubadours les plus populaires du Moyen Age nous montraient dans ce travail la source intarissable de l'inspiration. Je reviens à la langue. Bien polie par le peuple et par le temps, c'est-à-dire, par ceux qui ne savent rien, la langue cherche et trouve selon le même cercle ; et la méthode pour trouver ne dessine pas de voie droite ni simple ni facile, adieu Descartes ; mais un chemin peu naturel, tortueux, torturant et tourmenté. Voici ce que j'ai appris en ouvrant cette boîte noire qui est le verbe trouver et qui correspond tout à fait à mes pratiques.

Ce que nous ne savons pas, nous le cherchons, ce que nous ne savons pas, nous le trouvons parfois et nous le cherchons et le trouvons parce que c'est caché. J'ai réservé pour la troisième la boîte noire "cacher" parce que c'est celle qui recèle les plus merveilleux des secrets. Le verbe "cacher" n'est pas un verbe savant. Il appartient à ces doublets populaires que j'opposais tantôt aux doublets doctes et sophistiqués. Il est donc plutôt du côté de "chercher" et non pas de "cycle" ou "tropique" et il est du côté de "trouver" et non pas du côté de "l'anthropie", c'est vraiment un mot populaire. Ouvrons la boîte noire du verbe cacher qui contient précisément ce que nous ne savons pas. Le verbe cacher a un préfixe "cum", le latin "cum" qui est réduit dans le verbe cacher à la simple lettre "c". Et il a pour racine le radical "ac" ou "ach" qui est issu du verbe latin "agere" qui se retrouve dans le français "agir" et qui signifie, je vous demande maintenant un peu d'attention, parce que c'est là le noyau de ce que je veux vous dire, et qui signifie "conduire", mais conduire dans un sens très précis, dans le sens agricole et pastoral de ce berger qui conduit et qui pousse devant lui un troupeau de chèvres, de moutons, de boeufs, de chevaux. Cantonnés dans les langues nobles, les philosophes et les savants utilisent volontiers les doublets savants et ils ne voient pas se propager sur ces doublets savants la grande ombre des vieux doublets populaires. Aujourd'hui, vous le savez, les langues qui deviennent vernaculaires, comme le latin, par exemple, ou le français, subissent de la part des langues dominantes une éradication volontaire, de sorte que j'ai voulu, ici, devant vous, parler non seulement ma vieille langue française, mais aussi le latin qui est sa mère oubliée. "Agere" désigne donc une marche, la marche du berger derrière ses troupeaux. Mais ce troupeau a la caractéristique de se perdre dans l'espace, de s'égayer dans l'espace. Le berger pousse devant lui nombre de moutons, nombre de chèvres et devant lui ses boeufs, ses moutons et ses chèvres s'agitent. Vous entendez dans "agiter" la fréquentatif du verbe "agere", du verbe précédent, qui montre la houle qui se propage et les dos moutonnant de ce multiple fluctuant et parfois divergent. Qu'est-ce que fait le berger lorsqu'il agit, au sens d'agere ? Eh bien, il conduit ces éléments très nombreux, qui jamais ne demeurent en repos, qui jamais ne demeurent en rang, qui jamais ne demeurent en ordre et dont l'agitation tend à les éparpiller dans la nature, chèvres turbulentes, taureaux fougueux, chevaux insoumis, moutons imbéciles par mutilation, boucs, brebis, béliers de tous âges et de toutes tailles que les chiens cherchent à mettre ensemble. Et cet effort de les conduire ensemble est d'autant plus difficile que le troupeau croît en grand nombre. Je vous invite à voir devant vous sortir de cette boîte noire comme d'une boîte de Pandore cette multiplicité innombrable de bêtes et qui moutonne comme la mer. Ne vous étonnez-vous pas que le verbe "cacher", "coagere", se réfère à la garde et à la conduite d'un troupeau au moyen de chiens ? Vous ne le saviez pas, moi non plus, au début de la semaine.

Reprenons, coagere, ce grand nombre éparpillé dans l'espace est ramené par les chiens en ordre et en une unité. Quand ce grand nombre s'épaissit et se condense dans l'unité ... Attention, le savant dit "coagere", qu'il coagule, voilà la doublet savant "coaguler" et le peuple dit "il caille", c'est le même mot. Coaguler, coagere et cailler dans le français populaire, c'est le mot correspondant, ce qu'on appelle le doublet. Prenons, s'il vous plaît le berger au départ, le matin. Il fait sortir de l'étable et de l'écurie son troupeau. Et le latin dit à ce moment-là, "agere", c'est conduire le troupeau et "ex" le conduire dehors. et le mot latin c'est "ex-agere", voilà ex-agere, le berger qui pousse son troupeau au dehors. Or, cet ex-agere latin donne en français un doublet populaire et un doublet savant que voici, le doublet savant c'est "exactitude", "examen", et le doublet populaire c'est "un essaim" ou "un essai". A "examen" correspond "essaim" et à "exactitude ou exact" correspond "essai". Voilà deux sens qui divergent fortement à partir d'une origine commune. D'un côté une définition très exacte où l'on retrouve exactement le poli du cercle dont je suis parti et d'autre part des essaims où l'on retrouve exactement le paquet de la multiplicité floue qui s'agite devant vous. Ce détail surabondant, le peuple l'appelle quand le savant ne le connaît pas puisqu'il parle d'exactitude et d'examen au moment même où le peuple parle de multiplicité, c'est-à-dire d'essaim ou d'essai. Comme si le savant écartait le détail gênant et la foule trop innombrable. Innombrables, les abeilles et les guêpes vivent en essaims et elles viennent troubler, dangereusement parfois, notre tranquillité comme tout à l'heure le trop-plein, les brebis et les chèvres. On voit là Montaigne pousser devant lui en désordre la multiplicité de ses pensées abeilles comme s'il s'adonnait à un examen exact dans ses Essais de pensées désordonnées. Je comprends tout à coup Montaigne, l'aviez-vous compris, grâce à cette boîte noire, ce matin ? Pas moi, au moins, il y a huit jours. Et en commençant "Le neveu de Rameau", Diderot nous dit "Mes pensées sont éparses et en désordre comme les catins du Jardin du Palais Royal". Gilles Deleuze montre brillamment dans un de ses livres comment Freud, examinant cet enfant dans "L'homme aux loups" et entendant l'enfant crier à de terrifiantes meutes lâchées à ses trousses dans l'espace de ses rêves alors que Freud, savant, entend uniquement derrière sa barbe patriarcale sa théorie du père unique et entend "au loup", au singulier, alors que l'enfant crie "aux loups", au pluriel. Et de nouveau, entre le savant et le pauvre enfant, il y a la même différence que ce doublet savant qui ne veut parler que d'exact et d'unité et le doublet populaire qui crie à la multiplicité, à l'essaim et au multiple. Sans doute, avons-nous peur du multiple, de l'agitation des vers, des guêpes en nombre dans un essaim, de l'inondation, de l'épidémie, des microbes, des atomes, du nombre énorme des choses ; sans doute avons-nous peur de cette foule innombrable que le langage savant exclut de la science, c'est-à-dire les nouveaux misérables, sans doute la science a-t-elle peur, dans son expression, de cette multiplicité qu'elle refoule. Vous savez que Belzébuth n'était pas du tout un monstre unique mais c'était le seigneur des mouches, le seigneur des essaims. Impossible à maîtriser, cette immense multiplicité nous dépasse et nous effraie. Nous cherchons alors à conduire ensemble ces éléments agités, à les unifier, à envoyer les chiens comme les bergers font dans les troupeaux. On essaie de les "coagere", de les "coagitare", "agitare" c'est le fréquentatif de tout à l'heure. Et maintenant, que mon père venant à décéder, que mon frère partant en voyage me lèguent tour à tour leurs troupeaux, que la communauté en plus me donne son troupeau à garder, comment ne serais-je pas effrayé à l'idée de rassembler, et à ce moment-là le latin le plus proche de nous, c'est-à-dire le latin populaire du Moyen-âge en remet sur le fréquentatif et ne dit plus "coagere", il dit "coagitare", et ne dit plus "coagitare" mais dit "coactitare" comme s'il en remettait sur ce fréquentatif. Vous me voyez arriver, mais bien sûr, je ne le savais pas, puisque nous attend depuis mille ans dans cette boîte noire la rareté la plus extraordinaire pour la philosophie, c'est que là où le vulgaire "cacher" en traduisant ce "coactitare" le savant cogite, c'est le mot "cogito". Le saviez-vous, je l'ignorais, il y a à peine quelques jours.

Que cache le docte lorsqu'il dit "cogito", c'est-à-dire qu'il utilise exactement le même mot "coagitare", "coactitare" que le populaire quand il dit "cacher" ? Que caches-tu, toi qui penses ? Qu'appelle-t-on penser ? A quelle unité, toi qui es savant, tu t'adresses pour unifier, ordonner, conduire ton troupeau de pensées innombrables ? "Cogito", poussant plusieurs éléments devant moi agités, je cherche à les conduire groupés. "Cogito", que désigne le sujet de ce verbe ? Quel berger, quel chien , quel examinateur, quelle exigence ? Alors que le peuple, lui, à pour sujet l'ensemble du mouton, la totalité, le caractère innombrable, la multiplicité de ce qui précisément s'agite dans la foule. Comme tout à l'heure, l'exact cachait l'ombre de l'essaim, de la même façon que tout à l'heure, l'examen cachait l'ombre de l'essai, le verbe cacher montre, avoue publie, révèle, dévoile, met en lumière, dit et crie ce que cache le mot "cogitare", à savoir le multiple. Dans l'un, je domine ce détail, "cogito" et dans l'autre, je plonge dans ce détail. Voilà deux sciences, voilà deux philosophies, voilà deux visions du monde, voilà deux langues, la langue populaire et la langue savante, pourquoi le savant cache-t-il ce que, à l'évidence, l'ignorant voit ? Mais qui ne voit aujourd'hui cette pure merveille advenir que la raison nouvelle et la science moderne nous plongent précisément dans les multiplicités et nous obligent aujourd'hui, par l'enseignement à distance, à enseigner le grand nombre. Ce pourquoi, j'ai devant vous, essayé de définir ce qui, dans une langue, est la langue des savants et la langue du peuple, la langue de ce qui savent et la langue de ceux qui ignorent, c'est pour vous montrer que, si, à l'intérieur d'une langue, il existe précisément ce partage là, combien a fortiori, dans le partage des langues sur la planète, ce partage existe encore plus. Il y aura de plus en plus les langues ou la langue des savants et des langues de plus en plus appelées à devenir vernaculaires que les savants n'entendront plus. Le problème n'est pas de savoir ce que nous ne savons, le problème est de savoir qui sait et qui ne sait pas. Quelle langue parlent ceux qui savent, quelle langue parlent ceux qui sont supposés ignorer. Quelle langue parle-t-on quand on est savant et quelle surdité cette langue implique lorsque nous abordons le langage de ceux qui ne parlent pas. Ceci est tragique, aujourd'hui, ceci est tragique et pose le problème fondamental, et j'y reviens, de l'enseignement à distance. Savoir en quelle langue allons-nous l'universaliser, puisque dans l'exemple tout à fait humble de ma langue, j'ai trouvé déjà deux langues, ne redoutez-vous pas qu'un jour, il y ait une langue de sciences et l'ensemble des autres acculées à devenir vernaculaires et que les uns n'entendent plus les autres et réciproquement. Ces notions, je le rappelle, ont une réciproque. Si ceux qui ne sont pas savants n'entendent pas le langage des savants, c'est que premièrement, la langue savante sert aux savants à se comprendre entre eux, c'est évident, mais elle leur sert aussi à ne pas se faire comprendre de ceux qui ne sont pas savants.


Ainsi, ce que l'on ne peut pas enseigner, et c'était mon premier titre, revient à ce que l'on ne veut pas enseigner. mais ce savoir de ceux qui ne sont pas savants parvient aussi peu aux oreilles de ceux qui le sont et c'est pourquoi aujourd'hui, dans ma langue, j'ai voulu faire entendre aux savants la langue de ceux qui ne savent rien. Qu'est-ce qu'on ne sait pas ? C'est ce qui n'est pas dit dans la langue canonique. Ceux qui sont savants parmi vous et qui parlent la langue canonique, je leur demande d'ouvrir leurs oreilles pour qu'ils entendent la langue de ceux qui ne savent rien.

Discussion par Bernadette Bensaude-Vincent:

Je crois qu'en évoquant les rapports qu'il y a, tendus et conflictuels, entre langue savante et la langue de ceux qui ne savent pas, des ignorants, Michel Serres a soulevé un problème qui est d'actualité brûlante, nous l'avons vu par les réparties qu'il y a eues ce matin et qui est en même temps un problème très ancien, probablement aussi ancien que les sociétés humaines elles-mêmes. Souligner comme l'a fait Michel Serres la volonté de pouvoir et l'empire effectif qui s'attache à l'hégémonie de toute langue savante, de tout parler de mandarin, sans emprunter le jargon des sciences humaines, sociologues ou sémiologues, en écoutant simplement ce que disent les mots de la langue vulgaire, je crois que c'est une démonstration de facto du pouvoir extraordinaire de ces patois vernaculaires qui ne sont pas si menacés, je pense, qu'on veut bien le dire. C'est pourquoi, au lieu d'aborder la question en termes de tragédie comme Michel Serres semblait le suggérer, j'aimerais en parler en riant, sur le mode du rire. Il se trouve que j'ai rencontré Michel Serres il y a déjà bien des années et dans la salle Cavallès à la Sorbonne où il commentait le célèbre passage du Théétète où Socrate rapporte l'anecdote de Thalès qui, vous vous rappelez, marchant les yeux au ciel, tomba dans un puits, provoquant ainsi les rires d'une servante de Thrace et cette remarque : "Gros malin, celui qui cherche à savoir ce qui se passe dans le ciel ignore ce qui se passe devant lui, à ses pieds". Vingt ans après, l'anecdote me semble toujours bonne à méditer et j'en retiendrai ici deux leçons touchant notre propos. Premièrement, que le savoir du plus savant se paie toujours de quelque ignorance. En instituant le monde comme objet de savoir, objet de discours, Thalès est aveugle aux choses, les choses qui surgissent devant lui, qui surgissent à ses pieds. Peut-être que seule la convention d'une hiérarchie entre le haut et le bas nous a fait oublier que l'ignorance est notre lot commun quel que soit notre degré de savoir et d'érudition. L'ignorance est sans doute aujourd'hui la chose du monde la mieux partagée. Elle est d'autant mieux partagée que depuis le temps de Thalès, elle connaît une progression fulgurante, à proportion même des avancées du savoir. Etant donné le rythme actuel de production des résultats scientifiques et le rétrécissement consécutif des champs d'investigation de chaque chercheur, l'ignorance connaît une expansion galopante. Une servante de Thrace nous apprit un jour à traiter l'ignorance comme le complémentaire du savoir. Et le complémentaire au sens fort de Nillsbord (545), c'est-à-dire d'un point de vue exclusif, mais également nécessaire pour une description complète des phénomènes. Combien d'historiens et de philosophes des sciences ont écouté cette leçon de la servante de Thrace, combien ont accepté de décrire l'ignorance en même temps que le savoir qui se développe ?

Deuxième point de ce puits, ce qui cache la réciprocité et la complémentarité du savoir et de l'ignorance, le drame que Socrate met en scène dans cette anecdote, c'est l'incompréhension entre eux, les savants, et le public. Car l'activité scientifique, on l'oublie trop souvent, n'est pas simplement productrice de connaissances mais aussi productrice de sens. Les sciences de la nature constituent un univers de sens qui défie parfois, et de plus en plus, le sens commun. Est-ce l'incommunicabilité, est-ce l'incommensurabilité entre cet univers et l'univers dans lequel nous vivons qui provoque le rire des servantes de Thrace ? Je me souviens que Michel Serres avait avancé l'hypothèse que peut-être Thalès n'était pas tombé dans le puits, mais qu'il y était descendu volontairement pour mieux observer le ciel, c'est-à-dire que la bouche d'ombre qui est piège à éviter pour les uns est, pour les autres au contraire, l'observatoire idéal. Le malentendu porte donc sur la signification des lieux et des choses, la distance entre le populaire et le scientifique n'est donc pas simplement une différence de langage mais une différence de vision, de comportement, de rapport au monde. D'où, je pense, quelques doutes sur la légitimité et la possibilité même des entreprises de popularisation de la science qui se définissent comme des traductions en langue populaire des langues savantes. Mais ce qui est plus grave c'est que l'incompréhension comme l'ignorance est réciproque. Pour l'illustrer, je raconterai encore une histoire puisque tout à l'heure, on a dit que seules les histoires étaient enseignantes. Une légende colportée depuis la Grèce hellénistique raconte que Hippocrate de Chios, en fait pseudo Hippocrate à cause des décalages chronologiques, est appelé au secours par les abdéritains, parce que Démocrite, pris de folie, se tient à l'écart de ses concitoyens. Solitaire, silencieux, il rit de tout et de rien, et ce comportement malsain rend toute la cité d'Abdère malade. Hippocrate prend donc le bateau, il arrive à Abdère et il vient s'entretenir avec Démocrite et le voilà qui repart convaincu que le présumé fou est le plus sage des mortels. S'il rit de tout, c'est parce les hommes, ceux-là même qui le taxent de folie, vivent dans l'intempérance et la déraison. S'il vit isolé, les observant de loin, c'est parce qu'il écrit un traité sur la folie. Cette histoire est à deux ressorts, elle présente deux conséquences. Premièrement, si l'abîme entre le savant et la foule, si l'incompréhension produit vraiment une inversion des valeurs raison et déraison, raison et folie, alors on peut douter de la possibilité de cette pré-entente que Paul Ricoeur invoquait ici même mardi dernier qui est la condition de toute recherche dialogique, de toute recherche en commun. S'il n'y a même pas accord sur les valeurs de ce qu'est la raison et la folie, alors où va commencer la recherche ?

Deuxièmement, cette histoire de rire montre que la distanciation d'avec la foule, d'avec le vulgaire est solidaire d'un rapprochement, par-delà les distances géographiques, entre le physicien d'Abdère et le médecin de Chios. En d'autres termes, en langage moderne, et je crois qu'en langage moderne, cette histoire ne fait plus tellement rire, la formation d'une communauté scientifique internationale, à communication optimalisée, implique-t-elle nécessairement l'impossibilité d'entendre et de comprendre ses proches, de vivre ensemble sous le même toit, dans la même cité ? Les mondes clos du projet Manhattan ou de Academ Gohod (645) dans l'ex-URSS sont-ils des pathologies ou sont-ils la traduction concrète et parfaite du cours normal et régulier des choses savantes ? C'est une première question que je poserai à Michel Serres, pourquoi les fabricants du savoir sont-ils au fond du puits, à l'écart de leurs concitoyens et non pas dans une relation d'échange ? En deuxième point, j'aimerais revenir sur les troubadours. Les troubadours, ceux qui trouvent en suivant les chemins tortueux de la recherche que Michel Serres oppose au droit chemin enseigné par Descartes dans son Discours. L'étymologie me paraît ici un très bon guide pour éclairer une face cachée de la recherche scientifique, trop longtemps ignorée par les épistémologues et les philosophes épris d'intellectualité. Dans L'interprétation de la nature, Diderot décrivait très gentiment deux classes de philosophes : ceux qui se remuent et ceux qui ont des idées. Et contre le primat de la mathématisation de la physique, il affirmait leur complémentarité nécessaire dans toute investigation de la nature. Cette complémentarité entre eux, le raisonnement déductif et l'agitation de l'expérimentateur restent, je crois, toujours nécessaires à l'interprétation de la nature et nous avons appris tout à l'heure quelque chose que nous ne savions pas, c'est que les expérimentateurs qui se débattent parmi nos multitudes de faits bruts et têtus, ces bergers d'un troupeau docile sont peut-être les vrais penseurs, ceux qui cogitent, précisément. En dépit, en effet, de l'instrumentalisation croissante, en dépit des gros accélérateurs, des équipements lourds de plus en plus sophistiqués, le chercheur ne peut pas se contenter d'appuyer sur un bouton pour forcer la nature à répondre à ses questions. Il faut qu'il se tourmente pour tourmenter la nature, pour la contraindre à livrer son sens, pour la contraindre à parler. La recherche scientifique, comme tout travail, exige labeur et peine, exercices et contorsions pour acquérir la dextérité, l'habileté des manipulations de chiffres, de particules, de cellules, que sais-je encore ? En mettant ainsi l'accent sur les habitus, sur ces savoir-faire incorporés, sur le coup d'oeil, le doigté de l'expérimentateur, Michel Serres montre une dimension non verbale et cependant essentielle à la pratique de la recherche scientifique. Il y a une gestuelle dans tout savoir scientifique. Ce savoir tacite, qui est impliqué dans la moindre entreprise d'investigation ne s'enseigne ni par les livres, ni par les logiciels, ni par les CD-ROM. Il présuppose un apprentissage sur le terrain, au contact de l'autre, il présuppose un faire et une imitation de l'autre. Si l'on décrivait la formation de l'esprit scientifique et du corps, elle ne se laisserait pas décrire en termes d'obstacles à surmonter, ni de rupture mais en termes de longs et patients exercices de bachotage et d'entraînement, de répétitions mécaniques, de gestes manuels ou intellectuels. La formation du corps scientifique n'est assurément pas un dépouillement, une catharsis, mais c'est une épreuve d'endurance qui exige de l'expérience et de l'entêtement comme le maniement du tour de potier ou l'entraînement du sportif. Bref, la science, comme toute activité de création, est irréductiblement artisanale. Et je crois qu'à cause de cette dimension artisanale, à cause de cet artiste au sens du XVIIIe siècle qui habite tout scientifique, la science tient toujours, en fait, un double langage : populaire et savant. Elle a, comme disait Gabriel Venel (12) de la Chimie dans l'Encyclopédie, elle a dans son corps la double langue, la populaire et la scientifique. L'empirisme, au sens d'expérience vécue git irréductiblement à la pointe de tout rationalisme. Voici que les rapports entre scientifique et populaire se brouillent totalement. D'un côté les savants les plus savants, à la pointe avancée de la recherche sont enfermés dans leur spécialité étroite, ignorant des plages entières de savoir. D'un autre côté, chacun de nous, dans la foule des ignorants, a fait l'expérience de ces apprentissages coûteux et difficiles et donc a conquis une forme d'expertise. Cela ne signifie pas, sans doute, que tous les savoirs et savoir-faire soient équivalents, mais il me semble qu'il n'est pas mauvais de bousculer encore et toujours les distinctions trop bien ancrées dans nos cervelles et les clivages sociaux qu'elles perpétuent, car elles me semblent impliquer une double méconnaissance. D'abord, une non-reconnaissance des savoirs populaires et de leur légitimité, et d'autre part, une méconnaissance de la science elle-même, activité polymorphe et activité polyglotte en même temps. Je vous remercie.

Réponse de Michel Serres:

Je vois qu'il est 13 H 05 et qu'il y a une dizaine de nos petits amis qui ont 7 ans et qui doivent avoir à la fois très faim et qui doivent être très tristes de nous écouter. Si j'avais su qu'ils avaient été là, j'aurais adapté, j'aurais trouvé un troisième langage, le langage des enfants. Il ne faut donc pas trop les faire attendre. Je répondrai, oui, rapidement, en attendant les questions de la salle, à Bernadette, en la remerciant de son intervention. Oui, je crois vraiment qu'il y a dans l'histoire de Thalès une autre boîte noire, c'est le puits lui-même, et que les fabulistes et ceux qui font apprendre par coeur aux gens de 7 à 8 ans la fable de Thalès qui est tombé dans le puits ne sont jamais eux-mêmes descendus dans un puits. Car dès qu'on descend dans un puits, ce qui m'est arrivé en raison de ma jeunesse, il se trouve qu'au fond du puits, on voit les étoiles en plein jour. Et, par conséquent, on dit partout qu'il n'y avait pas de longue-vue pour l'astronomie avant Galilée, voilà, il suffisait de descendre au fond d'un puits pour le savoir. Bien entendu, les professeurs ne sont pas obligés de descendre tous dans les puits, mais c'est en effet une affaire à la fois de métier, de langue populaire et de corps. Et là où je suis d'accord avec Bernadette, c'est que ceux qui inventent et ceux qui écrivent ne sont pas des intellectuels, cela, ce n'est pas vrai. Toute l'expérience montre qu'il n'en est pas ainsi. Ce sont des corporels, presque tous. Ecrire, c'est le corps. Avoir une intuition, c'est le corps. Avoir l'idée de ce que peut être son objet, que cet objet soit une galaxie ou un micron, c'est toujours adapter son corps à un mime ou à une simulation déterminée. Jacques Monod que j'ai parfaitement connu me disait : "J'ai eu mal aux reins pendant trois ans parce que j'étais devenu l'ADN" et donc, c'est vrai. Le corps participe et le corps est en grande partie le sujet de la science. Il ne faut pas trop en parler non plus parce que, vous ne le savez peut-être pas, j'aime aussi bien les étymologies, le mot "baratin" ne vient pas comme on le croit de cette machine qui permet de faire du beurre, c'est-à-dire une baratte, pas du tout, c'est une étymologie extrêmement savante. Le mot baratin est un mot savant qui vient du grec "prateine" (59) qui veut dire "faire". Et fait du baratin le philosophe qui dit "il n'y a que le corps, il n'y a que la pratique, il n'y a que le pragmatisme". Un philosophe pragmatique ne fait que parler, vous l'avez remarqué. On lui demande même "pourquoi tu es venu parler puisque tu ne parles que du corps". Et c'est là qu'intervient l'ironie populaire d'appeler cela du baratin. Le baratin sublime, c'est de parler du corps mais de n'en faire que des discours. Histoire des sciences, oui, on peut en parler aussi.

Je dirais volontiers que depuis 30 ans que je fais de l'histoire des sciences, ou 35 ans, je n'ai jamais eu plus de lumière en faisant l'histoire des sciences qu'en la comparant à l'histoire des religions. C'est-à-dire, il y a des religions très organisées qui ont une sorte de fonctionnariat, et puis à côté, il y a les mystiques et les théologiens qui sont souvent indépendants de toute cette organisation. Bien, à certains égards, la science est comme cela, c'est-à-dire qu'il y a toute une organisation à la fois d'enseignement, de recherche technologique, financière, de laboratoire et de hiérarchie, puis à côté, il y a les mystiques, il y a ceux qui avancent. C'est-à-dire que tout ce que prend la sociologie des sciences, c'est tout sauf l'invention. L'invention, d'une certaine manière, est liée à cette chose étrange qu'est le corps particulier de celui-là qui porte la science dans son ventre. Voilà ce que je répondrai à Bernadette en la remerciant encore une fois de son intervention.