palimpseste Enseignement

Alain, Propos sur l ‘éducation, PUF.

 

« L’apprentissage est l’opposé de l’enseignement. Cela vient de ce que le travail viril craint l’invention. L’invention se trompe, gâte les matériaux, fausse l’outil. L’apprenti subit cette dure loi ; ce qu’il apprend surtout, c’est qu’il ne doit jamais essayer au-dessus de ce qu’il sait ; mais bien plutôt toujours au-dessous. Il y a une timidité dans l’apprenti, qui devient prudence dans l’ouvrier, et qui est marquée sur les visages. “Je ne sais pas, ce n’est pas mon métier”, tel est le refus du compagnon. Le chercheur est plus modeste quand il dit : “On va bien voir”. Toutefois on devine que le chercheur libre s’occupe fort peu de ce que les essais peuvent coûter. Et c’est par là que les inventeurs se ruinent, dont le fameux Palissy est le symbole. Et l’on comprend que cette entreprenante pensée ne soit pas reçue à l’atelier, car elle menace à la fois la planche et le ciseau, sans compter le temps perdu. Autant dire que l’apprenti apprend surtout à ne point penser.

Ici se montre la technique, qui est une pensée sans paroles, une pensée des mains et de l’outil. On voudrait presque dire que c’est une pensée qui craint la pensée. Cette précaution est belle à saisir dans le geste ouvrier ; mais elle enferme aussi une terrible promesse d’esclavage. Je conçois l’énigmatique Egypte des anciens temps comme un peuple de techniciens. Et cette pensée qui sait et ne veut pas comprendre est à peu près impénétrable. Quelques causes assez visibles nous amènent jusqu’au seuil, mais non pas plus loin. Considérez que c’est l’outil qui règle la main, et vous aurez une idée de la tradition réelle, je dirais même solide. Partout où se montre l’outil, il s’établit une règle en forme d’objet, et un esprit de soumission et même de crainte, car l’outil blesse le maladroit. Mais le patron est plus redoutable encore, parce qu’il représente l’inflexible nécessité. Le patron n’a point le loisir d’admirer un essai ingénieux qui transforme en débris les précieux matériaux. L’esprit d’enfance qui se trompe, qui se trompe, qui brise, qui perd, est ici l’ennemi. C’est pourquoi un gamin qui gagne sa vie fait une mauvaise expérience. Il prend la prudence trop tôt ; il apprend à ne plus oser. Imaginez un petit clerc qui fait une faute d’addition sur du papier timbré ; c’est une faute d’apprenti et non une faute d’écolier. Aussi la colère du premier clerc ne ressemble point à celle du maître d’école. Le maître d’école veut qu’on cherche et qu’on trouve ; il appelle l’intelligence ; il ne pense pas au papier perdu ; mais plutôt il veut placer le petit sot en présence de sa propre sottise, par elle-même ridicule. Ce retour de conscience fortifie. Au lieu que l’autre, le technicien, accuse la recherche même, et se moque de celui qui se fie à soi. Par cette discipline l’esprit renonce devant l’outil. Remarquez cette certitude qui est décrite dans les figures égyptiennes. J’y vois quelque ressemblance à ces têtes d’épervier, qu’ils sculptaient aussi, et qui expriment la suffisance de la forme. Le discours glisse sur de telles surfaces, qui sont comme des armures.

Il y a deux moyens d’être sûr de soi ; le premier qui est d’école, est de se fier à soi ; l’autre qui est d’atelier, est de ne jamais se fier à soi. Cela se voit dans une addition ; car l’entendement ici se trompe, mais prend force par l’erreur redressée ; au lieu que de la manière technique de compter est rapide et aveugle. Le comptable ne connaît pas les nombres. Au rebours on conçoit un profond mathématicien faisant une faute dans une opération facile. Thalès s’arrête et réfléchit ; mais toujours le fouet se lève. Telle est la vertu de l’apprentissage ; et elle est bonne en temps et en lieu. L’homme qui n’a point été apprenti est un grand enfant. Mais aussi l’enfant qui a été apprenti trop tôt, et trop peu de temps écolier, est toute sa vie machine, et méprise Thalès l’amateur.

Il y a du jeu dans la pensée. Mais si on voulait que l’école ne soit qu’un jeu, on se tromperait encore. L’école est tirée en deux sens, au jeu et à l’apprentissage ; mais l’école est entre les deux. Elle participe au travail par le sérieux ; mais d’un autre côté, elle échappe à la sévère loi du travail : ici l’on se trompe, l’on recommence ; les fausses additions n’y ruinent personne. Et ce n’est pas peu de chose si le sot rit d’une énorme erreur qu’il a faite. Par ce rire il se juge lui-même. Remarquez que nous ne raisonnons jamais que sur une erreur reconnue. Mais aussi on ne raisonne qu’à l’école, parce que personne ne nous redresse que nous. On nous laisse aller, chercher et barboter. “Malheureux, que vas-tu faire là ?”, c’est un mot d’atelier. “Montrez-moi ce que vous avez fait”, c’est un mot d’école. Et quand l’écolier content de soi découvre la faute, c’est une honte sans crainte, c’est-à-dire à laquelle l’opinion des autres n’ajoute rien. Cette autre prudence est la pensée. »

 

"Eléments de philosophie", Propos, Gallimard, t 2.

« L’animal, et l’homme autant qu’il est animal, apprend par contrainte des objets ou par imitation machinale, toujours par répétition. De quoi l’on peut rendre compte d’abord par la nutrition des muscles que le mouvement excite et fortifie, encore, si l’on veut, par les traces qui sont laissées dans les nerfs ou dans les centres nerveux, et qui font que les réactions répétées s’inscrivent par des chemins de moindre résistance. Encore est-il à remarquer que les meilleurs signes par lesquels on puisse faire obéir un cheval sont toujours des pressions ou des contraintes, qui gênent certains mouvements et en favorisent d’autres. Cette activité machinale ne ressemble jamais à l’intelligence, et j’ai toujours pensé que le dressage des animaux, bien loin de prouver qu’ils comprennent, suppose au contraire une entière stupidité. L’homme apprend tout à fait autrement, non pas par répétition machinale, mais par recommencement, toujours sous la condition d’une attention soutenue, disons autrement, sous la condition que les mouvements exécutés soient voulus et libres, sans que le corps en fasse d’autres. »