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Faire corps …

C'est à cette expression qui signifie être solidaire, soutenir que je songeais l'autre soir en entendant notre inénarrable ministre réagir aux événements qui agitent actuellement Science Po, du scandale Duhamel aux silences complaisants de Mion. Non sans évoquer, protestations et témoignages sous l'égide de #sciencesporcs qui firent du bruit dont il devenait impossible de faire fi.

Ici, soudainement, on avait franchi une ligne ; en tout cas ceci devenait-il trop visible pour qu'elle n'intervînt pas.

Par delà l'ignominie des actes, la honte des silences, l'insolence de cet entre-soi tout d'impunité imbu, je lis comme une résurgence d'un objet caché, honteux, qu'on avait cru avoir éliminé en interdisant le bizutage il y a une vingtaine d'années, qui n'a fait que se draper de modernité feinte. Exit le bizutage ; bienvenue aux week-end d'intégration.

Car c'est bien autour de ces rituels que se forge l'esprit de corps.

On peut toujours se gausser des prétextes nobles invoqués : transmission des valeurs ; esprit d'équipe ; solidarité et autre balivernes supposées inculquer le sens du collectif, en réalité il s'agit bien d'une formation, d'une mise en forme - usinage indiquait-on autrefois. Usiner une pièce c'est lui donner une forme standard. Oui, tout à l'air, dans ce qui se présente comme un rite d'initiation, comme si le passage devait nécessairement douloureux puis qu'il était question de casser en chacun l'individu pour laisser la première place au groupe, à l'intérêt du groupe.

Pratique régressive s'il en fût jamais puisqu'il s'agit de revenir sur cette naissance de l'individu que le christianisme avait porté sur les fonds baptismaux et que les Lumières avaient consacré. Outre qu'on pourrait trouver meilleure formation pour nos élites que de se soumettre aveuglément à des ordres absurdes, ou de se consoler des humiliations subies par l'espoir d'en être demain l'acteur au détriment des promotions suivantes, on y observe avec les constantes sexistes, misogynes classiques, une propension à réduire l'autre à l'état de chose qui est la démarche même de la violence, de la ségrégation ; de la barbarie.

Faire corps cela signifie que le corps passe avant tout ; ses intérêts avant les vôtres ; sa logique avant celle de la raison ; sa raison avant tout bon sens. Ce mépris sidéral des premiers de cordées qu'on a repéré purulent de revanche chez un Macron n'est qu'une des formes de cet entre-soi. Les couveuses à bourgeoisie de la haute ne sont décidément pas pour tout le monde. Qui s'y frotte le paie cher.

Et l'on ose faire voter une loi contre le séparatisme ? Mais qui se réfugie ainsi sur son Aventin ? qui toise le petit peuple ? Qui, au mépris de toute morale fait de la domination, de la réussite échevelée, de la course aux premières places au mépris de toute règle, le principe de l'excellence ?

Serres se moqua autrefois, à l'occasion d'une coupe du monde où l'équipe française de foot se montra incapable de jouer faute d'être unie, cohérente ; faute de savoir encore faire groupe ! Occasion pour lui de rappeler combien l'individu, celui-là même dont il voyait la naissance autant que la reconnaissance dans le il n'y a plus ni juif, ni grec de Paul, demeurait pourtant une invention encore récente, fragile tant demeuraient vivaces les rages à nous ramener au groupe, à nous y réduire. Nous ne sommes pas mais devenons, et ne saurions nous amputer jamais de la puissance de notre volonté au profit d'une quelconque appartenance si noble, élégante fût-elle.

Y a-t-on songé déjà ? Il y a du Procuste en ces thuriféraires du corps, du groupe, de la classe. Des zélotes de la ressemblances, du même répété jusqu'à en vomir ; des laudateurs de la quantité. Faut que ça rentre ; corresponde aux schémas tout faits, aux SWOT et autres Pestel qui font office de méditation : petit doigt sur la couture du pantalon, je ne veux voir qu'une tête. Coupons ce qui dépasse ; ajustons aux modèles.

Evidemment l'initiation fait mal mais comme n'importe quel éducateur, on arguera que c'est pour notre bien !

Je lis ceci dans ce dualisme métaphysique que l'on a tellement vilipendé chez Descartes mais dans la rage encore puisée aux sources les plus anciennes de qui s'écarte de son chemin, tout tracé … par les autres bien sûr, en quête d'une voix. Qui la trouve, emportant tout avec elle. Que soit illusion ou non cette extériorité mais donc cette puissance de la volonté par rapport au corps ; que soit définitivement invérifiable cette croyance en un Etre qui vous interpelle j'y lis cette même puissance de dire non ! non à ce corps qui brame, s'épuise et se heurte. Nous épuise et meurtrit l'autre.

Je lis Ψυχή mais j'entends πνεύμα ; à peine susurrée ou revigorante comme bise du matin, une voix qui en appelle, conjointement à cœur, âme, pensée et force (Mc, 12,29)

Dans ces sombres histoires de mâles dominants abusant de leur force, dans ces vulgaires affaires de sexualité non maîtrisée et, somme toute haineuse, je lis seulement la face la plus noire, assurément la plus honteuse, de cet éloge cauteleux du groupe, de cette fascination paresseuse pour la communauté ; de cette obsession pour l'immédiat.

Le groupe inéluctablement est prédateur quand on l'érige à la plus haute place.

Il n'est que trop d'exemples dans l'histoire où, l'individu fléchissant sous les coups du groupe, la masse ne prenne le relais en sa logique atrocement morbide. Psychologie de masse du fascisme écrivait Reich. Assurément ! Ceux-là n'en sont pas encore là ! mais l'obsession de l'emprise, la sirupeuse mélodie de la démesure les a déjà envoûtés. Mais ils rêvent déjà de cette pulsion délétère qui corrode les ultimes remparts, émousse les derniers scrupules ; où, par contagion irrésistible l'on ne se meut plus qu'envoûté par les délices du néant. Grande victoire du ressenti ; absolue défaite de la raison.

Je sais, au moins depuis Heidegger, combien raison, culture, intelligence sont loin d'être suffisantes pour enrayer ces pulsions sadiques, régressives, destructrices. Descartes s'est trompé ; Voltaire tout autant : la philosophie n'est qu'un rempart de fête foraine. Je ne sais où ni comment s'ourdit la miraculeuse résistance du dire non ! mais je la sais indispensable. Elle débute en tout cas dans la réticence au groupe ; dans le désarroi face au groupe.

Je vois un danger en tout homme qui se met à dire nous !

Nietzsche avait suspecté l’irrésistible maladie de la Wille zur Macht. Cette volonté de néant n'est pas anémie de l'âme ! Mais sa destruction. Freud entrevit la même pathologie. Qu'il nomma Thanatos la pathologie d’Éros ne me surprend guère.

La bête toujours revêt la forme de la masse. Qu'on la préfère nommer désormais communauté ne change rien : la bête est immonde.

Que ceux qui alors s'époumonèrent en dénonçant le retour par la fenêtre d'un dualisme se ravisent. On aura beau disserter à l'infini : le monisme matérialisme, tout séduisant qu'il puisse paraître à l'oreille de la raison scientifique, est ventre toujours fécond d'où de bien immondes créatures s'extirpent.

Non, décidément ne jamais faire corps ; ne jamais faire un avec son corps ! et tant pis pour les doutes et les souffrances. Elles vaudront toujours mieux que celles infligées à l'autre.

 

 


Philippe Meirieu : Aider l'adolescent à risquer raisonnablement sa vie.

Certains éducateurs considèrent que les traumatismes de la vie ne suffisent pas pour faire grandir l'adolescent, qu'il faut donc en organiser de spécifiques : des rites de passages plus ou moins violents, des sanctions plus ou moins justifiées, des effrois plus ou moins manipulés, afin de lui apprendre à "domestiquer ses pulsions" et le préparer ainsi aux épreuves plus dures qu'il devra affronter dans sa vie adulte. Ils estiment utile que l'adolescent tremble de peur dans le noir, subisse le stress d'examens dramatisés, craigne des châtiments sans proportion avec les fautes commises.

Ils rappellent que toutes les civilisations ont recours à ces violences initiatiques. Pour "forger leur volonté", n'obligeait-on pas les jeunes Indiens, jadis, arguent-ils, à traverser le désert avec, dans la bouche, une gorgée d'eau qu'ils devaient recracher à l'arrivée? Certes. Mais pareille épreuve était préparée de longue date. Elle était portée par la communauté entière, qui en revendiquait le caractère sacré. Elle s'inscrivait dans une mythologie sociale lisible et un ensemble de rites cohérent.

Le jeune Indien était accompagné jusqu'au jour fatidique par un parrain qui l'entraînait à la course. Il revendiquait lui-même l'honneur de concourir. Il désirait être admis dans la société des adultes et accéder à leurs prérogatives: le choix d'un patronyme, la prise d'une épouse, la fondation d'une famille.

En revanche, les "rituels traumatiques" violents que notre société impose "pour leur bien" à ses enfants leur apparaissent trop souvent, faute de s'inscrire dans une cohérence mythologique claire, comme des caprices d'adultes. Le "bizutage" que les grands élèves font subir aux plus jeunes - forme extrême du "rituel traumatique" - ne confère à ces derniers aucun droit si ce n'est celui de pouvoir infliger les mêmes humiliations à d'autres les années suivantes. Même non dégradant, le "bizutage" est sadique, jamais formateur. Pour être formateur, un traumatisme doit s'inscrire dans un environnement formatif, que l'adolescent s'y investisse de son propre chef, à un moment opportun de son évolution, et soit soutenu dans son désir par une communauté donnant un sens à l'épreuve. Quel "environnement formatif'? Celui d'adultes s'assurant que l'épreuve rituelle ne risque pas de mettre l'intégrité psychique ou physique de l'adolescent en irrémédiable péril. Hors d'un tel cadre, en effet, l'adolescent fera tout pour éviter une violence à laquelle on voudrait le contraindre. Quel "moment opportun"? Celui où, aux yeux des adultes, l'adolescent a suffisamment d'expérience et de ressources pour relever le défi avec une chance raisonnable de succès, et donc de progrès. "Investissement volontaire " enfin, car l'épreuve est dépourvue de sens si l'adolescent ne la désire pas lui-même de toutes ses forces, s'il n'y voit pas une étape décisive pour "devenir grand", c'est-à-dire reconnu par le groupe auquel il appartient.

L'adulte aidera ainsi l'adolescent à prendre, à l'intérieur de limites raisonnables, des risques d'échec, mais à saisir aussi des occasions de réussite et à poser des actes dont il se revendiquera l'auteur, sans lesquels il est impossible de grandir.

René Devos : Le bizutage est totalitaire, 1998.

L'École du savoir-subir le bizutage est un grand mystère : ce sont les meilleurs élèves du système scolaire qui se livrent à des pratiques dont la stupidité laisse sans voix. Depuis le 20 janvier 1998, le code pénal français le punit expressément, mais, en dépit de la loi votée le 17 juin, et de la lutte acharnée du Collectif national contre le bizutage, les bizuteurs entendent en conserver le principe : le bizutage veut se «moderniser». Les bizuteurs ne comprennent rien à la décision du législateur : pourquoi faut-il cesser et être aujourd'hui condamnés alors que «tout le monde» a ri de l'aspect et des gaucheries des bizuts ? On a ri de l'incapacité des nouveaux à marcher au pas. On a ri des vociférations et des désordres que provoque la discordance. On a ri des efforts que le nouveau fait pour se corriger alors même qu'il est accablé de remontrances, d'ordres et de contrordres de toutes sortes. On a ri du renoncement des nouveaux face à l'arrogance des aînés bien organisés. On rira, c'est le but, lorsque la «promotion» née sous ces contraintes exécutera les programmes conventionnels qui sont faits pour faire rire.

Parce qu'il y a «devoir» à former une promotion, il faut ne parler qu'avec le groupe et pour le groupe et entrer dans un discours convenu. Il faut user des termes d'un langage codé, chanter des textes incantatoires et des chansons qui glorifient une virilité dont l'exaltation est outrageante pour les femmes. Pour les chevaliers de la virilité, rien de plus cocasse que le spectacle de ces jeunes filles qu'on a obligées à chanter à tue-tête des chansons paillardes dans lesquelles les femmes ne sont que des choses. Le moyen est efficace, puisque les chanteuses doivent en rire ellesmêmes et que, par un sinistre effet de masque, il est permis au tourmenteur d'en oublier qu'il est odieux.

Un élève responsable d'un bizutage en cours de «modernisation» déclare, sans rire, que les deux mois d'«intégration>> sont destinés à «transmettre les valeurs qui font qu'on éprouve du plaisir à être ensemble». Il ne voit pas que le plaisir forcé est un traumatisme. Les bizuteurs peuvent nous opposer qu'il n'y a que rarement violences physiques ou débordements sexuels dans les bizutages. Nous en convenons volontiers. Seul le monstre rit de la souffrance de l'humain et les bizuteurs - ces étudiants qui sont l'élite du système scolaire - ne veulent pas être des monstres. Pour être réussi, le bizutage doit faire rire, mais le bizuteur ne se souvient pas que lorsqu'on rit d'un homme soumis, c'est qu'il n'est plus qu'une «chose» caricaturant l'humain.

Même interdit, le bizutage est réclamé par ceux-là mêmes qui vont en souffrir, car l'apprentissage de la soumission et l'enfermement dans les coalitions corporatives sont une solution simple pour résoudre les problèmes que posent la liberté, l'accès démocratique au pouvoir et la liberté d'entreprise : le bizutage est un acte social, et un acte social peut être risible sans être futile.

Dérivé de pratiques estudiantines médiévales, le bizutage parvint à la modernité au début du XIXe siècle et fut d'abord une affaire de militaires. Tous les étudiants ne sont pas des bizuteurs actifs. Mais on doit aux militaires l'attente des bizuteurs: que tous les étudiants soient volontaires au bizutage pour ne former qu'un seul groupe en embrassant des valeurs choisies comme universelles. C'est la loi totalitaire du bizutage. En énonçant des valeurs à transmettre, ce sont des règles qui s'instaurent entre ceux qui, sur le même niveau hiérarchique, sont appelés à entrer en concurrence les uns avec les autres. Et ce sont, d'autre part, des prescriptions énoncées par les anciens pour résister à la rivalité des nouveaux en consacrant subtilement leur inscription dans des hiérarchies professionnelles. Derrière le rire se cachent des tractations et des transactions sociales.

Il n'y a pas d'évolution possible dans le bizutage. Les formes peuvent changer, le fond ne change pas. L'intention repose sur une fiction qu'on pose comme une réalité : «Parce qu'elle est individualiste, la nature humaine est mauvaise et il faut la changer.» Idéologiquement, les bizuteurs «modernes» sont les continuateurs fidèles et zélés de leurs aînés.

Avec le bizutage, le sens de l'autre, l'obéissance et la discipline sont définis comme le résultat de la soumission à la force. Le bizutage et l'intégration forcée sont la marque de l'échec d'un projet pédagogique humaniste reposant sur la conscience des personnes. L'école n'est qu'une machine à distribuer du savoir et se montre incapable d'intégrer ses élèves dans un large projet de société. Dans ce qui n'est plus qu'un désert, qu'on le nomme comme on veut, le bizutage est le point d'ancrage de la pensée totalitaire.