palimpseste Enseignement

Provoquer

Définir sa posture

Etre enseignant ? une vocation, disait-on autrefois, un métier dirait-on aujourd’hui sans que l’on puisse être certain que dans le change on y ait pas perdu. Se manifeste en tout cas quelque chose de l’ordre du sacré sur quoi il faut revenir.

Etre enseignant c’est transmettre du savoir et, peut-être éduquer. On a soulevé beaucoup plus de questions qu’on n’en a résolues lorsque après guerre on décida de ne plus nommer le ministère Instruction publique mais Education Nationale. On s’y est donné une mission plus large sans s’en accorder les moyens. Dans nos clichés il y a une sorte de ligne qui file de l’instituteur jusqu’au professeur des universités, où la pédagogie semble revêtir de moins en moins de place à mesure que le savoir s’étoffe. Comme si l’école primaire délivrait peu de savoir, alors qu’il y est fondateur, ou que l’université pût se dispenser de considérer l’auditoire que pourtant elle convoque ! Dans le débat actuel, tellement redondant, visant à réformer nos programmes, où la critique du pédagogisme le dispute au conservatisme le plus nostalgique 1 , tout le monde joue à front renversé, et semble omettre qu’il n’est de savoir que par transmission du savoir, et que si l’une ne va pas sans l’autre, ce dernier ne saurait se dispenser d’interroger les règles de sa communication.

Mettre l’élève au centre n’est pas reléguer le savoir à la périphérie ; se préoccuper avant tout du savoir ne saurait ignorer son destinataire, et ce d’autant moins qu’il est appelé parfois à en devenir le futur acteur.

En la sorte, derrière tout enseignant, il y a un être qui se choisit -ou se voit imposé- une posture, qui est tout sauf démocratique, mais pas moins humaniste pour autant. Il le fait en fonction de ce qu’il est, peut et croit vouloir et je crois bien qu’ici comme ailleurs, il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père.

Intercesseur ?

Où l’on retrouve la dimension sacrée : l’enseignant est intermédiaire, celui qui, sur le canal, transmet et manque souvent de tout bloquer, traduit de peur de trahir ; un clerc au service du savoir mais qui ne redoute rien moins que de le parasiter et de s’en servir. Il intercède mais rapidement interdit ! Et force lui est donnée de corriger les fautes, tant l’apprentissage contrefait la morale et la culpabilité si l’on n’y prend garde. C’est pour cela que l’enseignant est usurpateur : captant à son profit l’autorité des parents voire de l’ETRE, il est tout sauf modeste lui qui se nomme maître – magister – quand l’homme de pouvoir sait rester discret en se terrant derrière le ministère.

L’intercession est fonction de médiation et d’échange et c’est bien pour cela que le patron des enseignants devrait plutôt être Hermès aggelos[1] que Jean-Baptiste de la Salle. Il occupe la même place, symbolique, que l’intercesseur suprême, et ce n’est certainement pas un hasard si Paraclet[2] désigne à la fois le Fils de Dieu et l’avocat, celui qui est appelé auprès de, pour défendre une cause ! L’enseignant est l’avocat du savoir au tribunal du sens commun et de la convenance, avocat de l’enfant au tribunal du savoir. Il est Janus, double - au risque d’être duplice, sitôt qu’il joue son propre jeu. C’est ici tout l’enjeu de ce noble métier : risquer chaque jour de glisser du symbolique au diabolique, de la transmission à la trahison, de la présidence au parasite. S’asseoir, là contre, et subitement jouer son propre jeu, confondre moyen et fin, et se mettre devant, à quêter vulgairement l’admiration des sots et des ignorants.

Sage ?

Il faut relire les philippiques de Platon contre les sophistes à qui il reproche tant d’être à la fois menteurs, prévaricateurs et démagogues. Lui qui ne distinguait pas la recherche de la sagesse de sa transmission, lui qui fonda l’Académie comme Aristote le Lycée ne voyait pas autrement l’enseignement que comme une rencontre de l’autre, un effort partagé pour se déjouer des apparences, des préjugés, des facilités. Il n’est qu’à relire ses dialogues pour comprendre que si Socrate tente d’accoucher les esprits (quand un Nietzsche cherche à philosopher à coups de marteau) il ne le peut faire qu’en bousculant, ridiculisant parfois, en étant de mauvaise foi souvent, en provoquant, toujours.

Provocateur ?

Le provocateur c’est celui qui incite ou excite, ceci revient au même. Susciter une réaction, c’est dans l’ordre de la connaissance, bousculer par l’outrance, l’hyperbole ou l’inattendu ! Bien sûr il est toujours possible de déposer la connaissance au pied des impétrants comme s’il s’agissait d’un tout, achevé uniforme, homogène ! Ce qu’elle n’est pourtant pas ! Le savoir se découvre (c’est d’ailleurs le sens d’aléthéia en grec : dévoilement) or ces lambeaux d’illusions, de préjugés ne s’arrachent pas sans souffrance.

Dans tous les cas, provocateur ou avocat, il n’est question que de parole : l’enseignant – celui qui donne des signes – est un beau parleur ! Stérile, pour les uns, vil séducteur pour les autres, il mime toujours la bête quand il fait l’ange !

C’est sa gloire pourtant de déranger ! En lui, biface comme Janus il y a toujours à la fois celui qui range et dérange, ordonne et entremêle, institue et bouscule. Il choque, oui, parfois, tel ce Diogène, vivant en son tonneau parmi les ordures et répudiant la puissance d’Alexandre par son magistral Ecarte-toi de mon soleil ! Interrogeons-nous seulement sur ce qui choque, sur cette dilection à nous vautrer dans le convenu, le politiquement correct, la bienséance ! Nul étudiant, même ceux qui s’adonnent au technologique, et surtout ceux-ci, ne sauraient se dispenser d’interroger la valeur des techniques mobilisées. C’est toute la gloire de notre liberté d’ainsi nous interdire de nous réfugier derrière l’ordre asséné, ou la hiérarchie conservée, de nous contraindre, aujourd’hui, demain, à y mettre un sens, notre sens : la tension vers l’humain !

Il est tellement plus simple, si rassurant, de n’avoir à écouter et transmettre que quelques recettes pour mieux réussir, quelques connaissances avérées, supposées définitives qu’on trimbalerait comme un viatique !

Mais non ! Vous pouvez vous offusquer ou maugréer devant tant de théories ; vous pouvez toujours contrefaire l’étudiant en fustigeant cette théorie si éloignée du réel, jamais vous ne pourrez faire l’économie de cette toute petite réflexion qui, aujourd’hui, demain, mais le plus tôt est toujours le mieux, dévoileront pour vous combien, derrière les chiffres, les bilans ou les ratios, toujours il y a des hommes que vous pourrez reconnaître ou nier mais qui désigneront le gestionnaire que vous serez !

Alors oui ! Si l’humble montreur de signes provoque, c’est peut-être simplement parce qu’il vous appelle, vous convoque, de peur que demain vous ne soyez révoqués, sans même le réaliser !

N’être pas thaumaturge, mais seulement monstre – celui qui de ses mains montre les signes, celui qui plutôt que d’asséner péremptoirement dogmes et certitudes, conduit l’auditoire au seuil de sa propre sagesse, un marcheur[3] plus qu’un guide car il sait la vertu du chemin et redoute les affres de la certitude.

Peut-être y a-t-il ainsi quelque vertu à l’inconvenance tant il reste avéré que le bien-pensant jamais ne fit rien avancer : les grands progrès cachent de prodigieuses ruptures quand les révolutions contrefont maladroitement de honteuses continuités. Diogène pèse plus qu’il ne croit même s’il vaut moins que son si prétentieux patronyme ! Il faut toujours entendre les Diogène pour la marque qu’ils posent aux jalons des temps, pour les précautions où ils nous invitent ; pour les certitudes qu’ils nous rendent malaisées ! pour l’effort et l’entêtement qui demeurent nos seules béquilles !

Ne pas écarter trop vite les provocateurs pour notre malaise qu’ils révèlent, pour la dignité qu’ils nous autorisent.

 

1) voir le débat Meirieu /Finkielkraut de 2000