palimpseste De l'enseignement

Enseigner 2

Nous pensions avoir un parachute... et nous nous rendons compte au milieu de la descente que nous n'en avons pas...
M Gauchet (lire)

Comment n'en pas parler, tellement concerné que je puis l'être, ne serait ce que par mon métier qui, par grâce autant que volonté, me fit préférer oeuvrer avec des consciences plutôt que des dossiers

De παιδαγωγία où l'on retrouve παιδός - l'enfant - et ἄγω - conduire qui donnera aussi bien agir, agiter que gestion .... tout, oui, est peut-être suggéré dès l'étymologie d'un terme dont on trouve trace dès Platon se demandant comment il fallait former les philosophes, c'est-à-dire selon lui, l'élite de la cité.

Et je ne vois pas comment les dés, en un tel débat, pourraient ne pas être pipés : nous avons tous été élèves et la nostalgie d'une école d'antan peut difficilement ne pas en grever l'analyse ; elle engage tellement à la fois la conception que nous nous forgeons de la cité, de l'homme et de sa liberté, mais tant aussi la place que nous réservons aux sciences et aux savoirs en général, que je ne suis pas certain que la posture objective soit si aisée que cela à atteindre, encore moins à tenir.

Tout tient sans doute dans l'acception que l'on voudra bien donner à cet ἄγω : s'agit-il d'agir et de faire agir ? ou seulement de conduire tel le pâtre menant son troupeau à pâture ? Le rêve d'ordre est bien celui d'un troupeau bien ordonné, rangé par colonnes, d'où nulle bête ne pourrait s'échapper par inadvertance ou sotte fatalité, un troupeau que le pâtre surveillerait de près, le poussant plus que ne l'entrainant. Car le pâtre se tient derrière pour mieux le surveiller et en prévenir les dérobades. Car oui, le maître occupe suavement les deux positions clés : devant, il est l'alpha, qui pérore, conduit et domine ; à l'arrière, l'omega, celui qui pousse, exacerbe et intime.

Ce n'est pas tout à fait un hasard que le vocabulaire scolaire évoquât le maître - magister - plutôt que l'enseignant ; la faute plutôt que l'erreur ; la correction plutôt que la rectification. Il y a, en dessous de tout ce registre, un impensé, une morale, une métaphysique.

L'impensé : c'est celui de l'acte même d'apprendre. M Gauchet a raison quand il affirme :

Nous avons vécu un tournant important dans les années 1970. La pédagogie transmissive fondée sur l'inculcation d'un savoir détenu par le maître à un élève passif a laissé place à une pédagogie active qui fait de l'enfant l'acteur de la construction de ses savoirs. Il y a dans ce renversement un acquis irréversible, mais nous sommes allés un peu vite en besogne. Nous avons fait comme s'il nous livrait les clés des processus d'apprentissage. Or ce n'est pas le cas. La vérité est que nous n'en savons pas grand-chose ! Nos lumières sur le sujet sont embryonnaires. La boîte noire est loin d'avoir livré ses secrets .**

Nous sortons d'une période longue où toutes les apparences laissaient accroire qu'avant même de penser, il était nécessaire de maîtriser la langue, la rigueur de la démarche, les connaissances déjà acquises ... que ce n'était que sur ce socle que la pensée pouvait éclore. D'où le par coeur, la contrainte, la soumission préalable ; quelques happy few sortiraient bien de là un jour, à qui seul serait réservée l'aube prometteuse. L'oiseau de Minerve ne s'élève qu'au soir couchant ... bref la transpiration d'abord, la contrainte et la soumission comme conditions de possibilité de la liberté. Qui va de concert avec la conception même qu'on se faisait de l'enfant, dénué de tout libre arbitre, provisoirement certes, mais qui pour cela même doit se soumettre. Descartes donnait l'impression de le confirmer : après tout le doute méthodique avait bien besoin d'un corpus de connaissance déjà acquis pour pouvoir le renverser !

Tout à l'air de se passer comme si l'acte I était la soumission et Serres n'a pas tant de difficultés à relever combien les corps penchés signent cette soumission au moins autant que Comte récusant toute liberté de conscience dans les sciences ou Heidegger quand il évoque la docilité : c'est que la vérité s'impose et l'adaequatio rei et intellectu, quelques détours qu'elle dût prendre qui mime parfois le refus et l'insubordination de la rupture, a bien pour vocation de dire le réel tel qu'il est !

En réalité tous, de Heidegger à Gauchet, disent la même chose : l'acte d'apprendre nous demeure encore en grande partie inconnu. Qu'il concerne l'enfant ou l'étudiant ! mais tout le monde sait, sent ou devine combien même chez les futures élites des grandes écoles, la surcharge de travail ne préfigure pas seulement une forme sophistiquée de bizutage mais relève savamment de la soumission organisée où le renoncement et la culpabilité de n'en avoir jamais fait assez guident la mécanique de la reproduction.

De cette boite noire j'aurais outrecuidance à prétendre en savoir plus que les autres et n'ai, finalement, que ma modeste expérience à offrir où j'aurai, tout au long de ces quarante années, pris soin de m'en tenir à quelques principes simples :

- l'exemple faute de mieux. Parce que je n'ai jamais vraiment su comprendre comment fonctionnait cette boite, que je me refusais à tenir pour seule explication possible de l'échec l'absence de travail, je ne pouvais que montrer l'exemple d'une pensée en acte, d'une méthode certes, mais tout autant du plaisir éprouvé. Je me refuse à transmettre je ne sais quel dolorisme qui joint à une métaphysique de la culpabilisation généralisée condamnerait l'impétrant à la grisaille notariale de l'effort pointilleux. Exemple encore que celui de l'humilité parce que rien ne me paraît plus dangereux que les certitudes - que la pensée arrêtée, en tout cas- mais plus prometteur que la nuance succédant au doute, l'essai succédant à l'impasse.

- l'humanisme comme leit-motiv : parce que l'acte d'enseigner suppose la reconnaissance de l'autre en son effort d'être autre. Qui, mieux qu'un enseignant peut saisir combien jamais l'on n'est, mais sans cesse devient, d'avoir constamment devant soi des êtres construisant, vaille que vaille, leurs paysages intérieurs ? Qui ne serait qu'idéologue ou propagandiste de vouloir transmettre de la connaissance sans solliciter jamais le jugement ! Parce que rien n'est moins neutre que la connaissance, quand même elle ne s'imagine que dispositifs techniques, il y aurait duperie, usurpation, en tout cas veule humilité, de réduire la connaissance à un simple savoir-faire. S'il est sage, il ne t'ordonnera pas d'entrer dans la demeure de sa sagesse, mais te conduira plutôt au seuil de ton propre esprit disait Gibran ... oui il y a de cela. Traquer, pour l'autre, la fondation par quoi il pourra s'approprier la connaissance et non simplement la reproduire servilement. Que ceci dût parfois passer par l'inquiétude, la provocation, qu'il faille souvent déranger et bousculer cette calme propension que nous avons tous à nous reposer sur un sol solide, assurément ! Que ceci dût prendre les formes socratiques de la maïeutique, oui, je le crois : la connaissance est un dialogue au même titre que la pensée est dialogue de l'âme avec elle-même selon Platon. Car, précisément, le dialogue est appel de l'autre et non réquisition !

- la gratuité comme obsession : n'oublier jamais que la connaissance échappe à toute logique économique et ne céder jamais aux lunes libérales des classements et autres tailles critiques qu'il faudrait atteindre comme si la connaissance pouvait être autre chose qu'affaire individuelle quand bien même elle dût se transmettre dans les espaces collectifs. Ne l'oublier jamais : la connaissance, contrairement à quelque marchandise que ce soit, se conserve même si on la donne ! ceci seul devrait suffire à la préserver des convoitises libérales !

Alors oui ... l'échec souvent ! et je ne suis même pas certain que tout dans l'acte d'enseigner puisse s'apprendre. Non qu'il s'agisse d'une vocation, mais d'un engagement, assurément ! Qui maîtrisera jamais les lignes obscures, souvent si biaisées, du dialogue ? Mais l'enseignement est bien tel : un dialogue qui se construit où les boucles de rétroaction sont aussi nombreuses que forte l'illusion de la ligne droite qui nous sépare de l'objectif à atteindre. Mais pour que ce dialogue ait lieu il faut bien être deux et dénicher tout autant l'apprenant où le terre sa paresse que l'enseigneur si volontiers enclin à la répétition où le pousse sa déception.

Que du côté du cognitivisme autant que de la pédagogie, ce soit le constructivisme qui domine me plaît assez. Serres voit dans les jeunes générations émerger de nouvelles façons sinon de penser en tout cas d'apprendre. Gauchet y est plus dubitatif ! Qu'importe ! Nous ne pouvons pas faire comme si le savoir n'était pas déjà universellement distribué ; ou que nous en fussions encore les seuls détenteurs.

Il est sans doute encore abusif de prétendre que l'enseignant n'apprend rien mais seulement à apprendre : il doit bien encore exister des îlots d'expertise où la sagacité de l'enseignant demeure le seul vecteur de transmission possible. Néanmoins, plus que jamais résonne le voeu d'un Montaigne en appelant à des têtes bien faites plutôt que bien pleines : tout ceci est désormais affaire de méthode.

Apprendre est un chemin, où chacun, enseigné comme enseigneur, accepte le risque de se perdre.

Sans amour de l'autre mais aussi de la connaissance, il n'est pas d'apprentissage qui vaille qui autrement s'écrase en simple technique à quoi l'air ambiant voudrait le réduire !

Y résister autant que faire se peut ! Même et surtout si nous n'en avons pas toutes les clés !


* j'avais déjà écrit un texte portant ce titre