palimpseste Chroniques

Enseigner *

Que je l'aurai aimé ce métier ; combien je l'aime encore et pas seulement parce qu'en réalité je ne saurais faire autre chose.

Je comprends ce désarroi de N Grimaldi : il est celui de tous les intempestifs, de ceux qui, classiques dès leurs jeunesses ne surent ni ne voulurent rien céder et demeurèrent statues altières d'un océan englouti. Rossini cessa un jour de composer : il avait compris qu'il était irrémédiablement d'ailleurs ; Chateaubriand, que cite Grimaldi, portait son XVIIIe comme un sautoir trop clinquant pour embrasser le XIXe que tout en lui, mais sa plume surtout, appelait pourtant. Il ne fait pas bon oublier mourir : Fontenelle traîna trop longtemps sa sagesse en se demandant quelle oreille lui put encore être sensible ; Levi-Strauss, pathétiquement se sentait tellement étranger à cette modernité à quoi il n'était plus rompu et il fallut tout l'entêtement d'une Yourcenar pour aligner encore lignes pures et pages ordonnées comme elle le sut après Proust et Céline. Ce ne sont pas seulement les amis, les proches qui disparaissent le long d'un chemin qui se fait de plus en plus ronceux ; non ! ceci est seulement le prix solitaire d'un naufrage interminable. Non c'est une musique qui s'éteint, un paysage qui s'évanouit sous la brume ; une boussole qui s'affole et les promontoires d'où l'on surplombait sinon les certitudes du moins le sens .... qui s'effritent

Pour Grimaldi ce fut si tôt ! Dès 68 ! il n'avait pas même quarante ans !

Mais il est bon de l'entendre : lui, le passeur qui subitement ne passait plus rien, ne trouvait plus devant lui qu'une jeunesse dont l'humanité lui échappait. Tout en ses lignes respire sinon l'amertume, le désarroi. Il avait appris son métier en un temps pas si éloigné pourtant où faire cours consistait exclusivement à dire, à parler ; sûrement pas un hasard si dans son texte, Grimaldi évoque théâtre et cirque : oui, il y a quelque chose de cela, au moins dans la préparation ! il fallait bien pour affronter l'hydre à cent têtes parvenir à s'imposer. Mais cette génération-là crut sincèrement que l'autorité naturelle que confèrent la compétence et le savoir, la rigueur austère de qui se penche sur les pages jaunies et mille fois lues, suffisait amplement. Le prof ? ni un sage ni toujours un inventeur : un porte-parole, parfois habile, quelque fois charismatique ; souvent austère comme si componction et gravité suffisaient pour béquilles.

Comment ne pas songer à cette photo de Foucault au Collège de France ? Penché, les mains écartées ouvrant le champ au regard vissé sur ces lignes qu'il devait scander avec ce ton inimitable. Tout autour est obscur fors le halo offert par la lampe ne permettant de distinguer que le savoir et son portefaix. Il y a bien ici quelque chose de liturgique ; de sacré. On comprend mieux l'impératif du silence : il est l'hommage que le néophyte rend à la parousie du savoir. Transmetteur plus qu'inventeur, passeur mais pas d'âme, juste de culture, l'enseignant, à l'écart de la vie, de la rue, du monde, contrefait irrémédiablement la caverne où il n'a de cesse de se réfugier après l'avoir fugacement quittée, quitte à en faire l'autel de ses sacrifices. Sont-ils si lointains ces étudiants qui écoutaient, debout, les mains liées derrière le dos, le cours qu'orchestrait Albert le Grand : venant s'abreuver à la source, sans plus d'autre outil que leur mémoire aiguisée à l'extrême, scrutant de toute leur froide passion l'interstice où théologie et science se jouxtaient parfois, où philosophie grecque et arabe écorniflaient la théologie sans qu'on pût néanmoins les escamoter, effrayés mais fascinés cependant devant ce gué qu'ils hésitaient à franchir mais où Rome enjambait, sans toujours l'avouer, ses rhizomes levantins ? Est-elle si lointaine que cela, cette paideia grecque qui s'offrait les luxes de l'Odyssée en imposant l'aveuglement, l'éblouissement et la vertu comme autant d'épreuves que l'âme concédait à sa conversion ? Les anciens, sur leur colline ou dans leurs écoles avaient cru devoir ménager, à l'écart du monde, ces espaces, où rien du temporel, du matériel ou du labeur ne devait ni pouvait interrompre l'irréfragable illumination. L'école, la σχολη (arrêt de travail) est un temple vers quoi s'exhausser avec effort, épreuve et souffrance, un havre,un îlot ... une exception. Qui vous oblige !

Je crois bien, je crains bien, que nul professeur n'ait totalement réussi à évacuer cette lointaine rémanence non de sa mémoire ni de ses rêves, mais seulement de ses exigences inavouées. Quand même tous ne sont pas inventeurs, ni sages, ou grands théoriciens, quand même beaucoup, moi et les autres, ne serions que les ultimes hypostases de ces figures tutélaires, que les vicaires modestes d'une parole que nous n'aurions qu'à répéter, au mieux qu'à interpréter, gît néanmoins, en tout professeur, moins un expert, ce que l'étymologie concède, qu'un prêtre qui ne supporterait rien tant qu'on n'écoutât point son prêche ! Comment tolérer qu'on ne fît pas pour l'entendre l'effort élémentaire qui signe l'engagement à gravir la pente escarpée qui fait le mérite ? Alain pendant un de ses coursCe chemin a un nom : la méthode et nul ne saurait proclamer qu'il ne fût point ardu.
Comment imaginer - ce que l'étymologie suggère encore - que l'école ne soit pas d'abord cette trêve qu'il est si difficile de ménager ? Qui n'a pas rêvé, souhaité ou tâché que ses élèves demain se souvinssent de lui tant il les eût marqué, frappé ? Qui n'a lu avec coupable envie ces récits d'anciens évoquant, qui Alain, qui Bachelard ? mais qui, élève n'aura attendu avec telle adolescente impatience, que d'entre ce corps si terne, ne s'en élève un qui le conduisît, non tant hors de l'enfance, que vers le sens, de sa vie ou du monde qu'importe, mais qui lui offrît au moins les contours de sa propre vocation ? Quel enseignant ne doit à l'un de ses maîtres, la certitude que sa voie propre fût de demeurer en l'école et d'y oeuvrer lui-même ? Il y aura toujours quelque chose du séminaire en toute école, du temple en tout amphithéâtre ; du prêtre en tout enseignant. On peut en sourire et se rappeler que la IIIe République avait cru pouvoir substituer la science au piétisme religieux et réinventer une morale qui fût à la liberté citoyenne ce que le décalogue fut au christianisme ; on peut en sourire et se rappeler combien Nietzsche avait repéré que nul n'avait véritablement l'audace d'être résolument athée ; on peut en sourire et se rappeler, ce qu'avait vu Derrida, que dans le religieux il y avait tout à la fois lien et tension ; effort et soumission ; socialité et retrait.
Oui, décidément la profusion de termes religieux pour désigner le monde de l'enseignement ne saurait être hasardeuse et justifie pourquoi, en tout écart au savoir, le professeur ne peut qu'entrevoir mécréance et craindre barbarie. Ce qu'à mots comptés Grimaldi avoue en interrogeant l'humanité de cette cohorte bavarde.

A rebours, Serres. Lui, non seulement ne s'étonne pas du brouhaha mais y entrevoit plutôt un signe prometteur de cette révolution à l'oeuvre depuis que le savoir, omniprésent, toujours déjà distribué et disponible, n'attend plus d'être transmis par une voix exclusive mais seulement d'être recueilli par une interrogation sagace. Le porte-voix est devenu inutile. Non que je croie aux vertus incontournables de l'enseignement à distance - solution de substitution trop aisée. Encore faudrait-il qu'elle ne remplace pas une voix par une autre ; un support par un autre mais offre à l'apprenant la marge d'action qu'il a désappris d'abandonner depuis qu'il sait manier les machines. Je ne suis pas certain comme Serres le laisse accroire qu'on puisse demain se dispenser d'abstraction mais sans doute nos manières de penser en tout cas de procéder ont-elles changé depuis que la connaissance est là, prompte à éclore, disponible.

Ce que je sais, crains en même temps qu'espère, c'est combien d'entre moi et le monde toujours s'interposeront idées, mots, et représentations ; combien jamais ma main ne saisit la chose sans que préalablement s'y engouffrassent tension et désir, apophtegme ou anathème. Je sais ce que ma pensée tronque et l'écho impossible des sensations. Je n'oublierai jamais l'incroyable indigence des mots qui ne nomment la souffrance que pour la biffer ; la passion que pour la condamner non plus que cette pierre où achoppent tout effort à s'approcher de l'autre, toute tentative de ressentir ce que l'autre ressent, à combattre l'incroyable imposture de la compassion. Je sais ce dilemme que les arts seuls parviennent à dénouer où je ne fais que gagner ici en savoir ce que je perds là en épaisseur ; que perdre en humanité ce que je gagne là en universalité. Ce n'est décidément pas même chose que vivre et penser même si l'un ne saurait se passer de l'autre et Nietzsche n'a sans doute pas tort en pointant cruellement l'impuissance à vivre des philosophes. Mais, justement, j'ai aimé dans la philosophie non la quête d'une quelconque vérité où je la devinais trop empruntée, mais plutôt cet art du chemin, du doute et de rebroussement, ce rêve de ligne qui s'incurvait inexorablement ; adoré je l'avoue ce jeu où s'entrechoquent concepts et système et je crois bien avoir quelque fois senti ce que Bachelard voulut dire en proclamant que le paradis à coup sûr ressemble à une bibliothèque. Mais en même temps j'ai adoré ce métier d'enseignant pour ce qu'il m'offrait, presque en contrepoids, d'oeuvrer avec des humains et non des dossiers ; et non des abstractions.

Quand même aujourd'hui les portes se sont ouvertes et que s'avère désormais presque irréalisable le rêve d'un espace protégé où le savoir aurait sa chance, je ne saurais oublier, qu'à l'écart de tous les échanges que seuls le monde reconnaît, le savoir est unique à pouvoir se donner sans jamais se perdre. C'est cela sans doute qui m'attache si fortement à ce métier qui n'en est pas un : ce qu'il recèle de don, d'offertoire sans jamais espoir de retour. Ouvrir non pas une voie pour l'autre, mais l'heur pour l'autre de la tracer pour lui-même ; et se souvenir de cette belle ambivalence de la langue qui exige qu'apprendre concerne les deux protagonistes ; l'adret comme l'ubac. Je l'ai écrit ailleurs, ma voie à moi s'est ouverte en cet automne 71 sous le regard d'une enseignante qui se donnait à s'épuiser et inventait devant nous une parole qui chantait mais nous emportait si loin des propos convenus qu'il était impossible d'y demeurer impassible. Sirène plus que séductrice ; de ces êtres si rares qui vous arrachent à l'enfance et vous arment au seuil d'autant de doutes que de rêves. La chose était entendue : c'est cela que je ferais. Je laissai derrière moi ce petit monde de certitudes, de vérités et de convictions où j'avais ma place et entrai presque par effraction dans ce tumulte épais où je n'avais nulle compétence, tout juste cette dague redoutable qu'est le refus de toute médiocrité. Combien de fois, ma vie durant, l'ai-je enfoncée en mon propre coeur, me condamnant à l'impuissance ? combien de fois ai-je renoncé craignant par dessus tout qu'on me dénie jusqu'au rêve d'emprunter cette voie-ci ? Je n'étais pas fait pour les hautes cimes, ou pas assez téméraire pour les atteindre ; je n'en souffris pas pour autant. Ce que j'y appris vaut ici.

S'il n'est pas nécessaire d'être un grand, un inventeur, un sage pour enseigner ; s'il est manifestement insuffisant de se contenter d'être un répétiteur, fût ce de talent, en tout cas il importe de s'y engager sans retenue. Ce métier est un métier manuel : il permet de montrer, de dessiner, d'esquisser et de biffer. C'est un métier de trace que l'on laisse ou efface, qu'importe. Que l'on efface, de préférence pourtant. Je crois bien qu'un bon enseignant est un enseignant inutile ; qui aura réalisé son office dès qu'il aura mis dans les mains de ses apprenants les outils lui permettant de se forger pour lui-même les arc-boutants de son propre paysage intérieur. Kant avait vu juste, comme souvent : on ne peut apprendre la philosophie ; on ne peut apprendre qu'à philosopher. Que l'enseignant indique les clés, les chemins et laisse l'étudiant inventer sa propre liberté.

Il fallut pas mal de sagesse - et d'ironie - à Socrate pour reconnaître qu'il ne savait rien. Il faut à l'enseignant cet aimable sarcasme au moins pour avouer qu'il n'est là ni pour élever, ni pour dresser ; ni pour corriger ou sanctionner ; encore moins pour proclamer. Ni prophète ni ange, même s'il participe d'Hermès ! Roi des voleurs, dit-on ! j'aime que l'enseignant demeure toujours un peu cet usurpateur qui s'adosse à la pensée des autres pour s'offrir la hauteur du magistère quand même il contrefait aisément l'humilité. Non, décidément, de braconner sur les terres des autres, il demeure simplement ce passeur que j'aime à louer, qui de main en main, laisse courir le témoin comme le vrai le long de la chaîne des raisons ... qui s'efface sitôt l'oeuvre de mémoire accomplie.

Et qui, sans doute aime plus encore ses apprenants que le savoir à transmettre pour leur laisser loisir de le saisir d'eux-mêmes.

 

 

 

 

 

 

 


* à propos de ces deux textes de Grimaldi et Serres