Elysées 2012

Pronostics, extrapolations, prévisions et marc de café ....

J'aime assez, je dois l'avouer, cette si suave affectation de nos politologues à énoncer des truismes ; à camoufler d'invraisemblables tautotogies sous le cauteleux jargon de l'expert.

Interrogés sur l'étude révélant qu'un électeur sur deux a changé d'intention de vote depuis six mois, Pascal Perrinaud affirme :

La volatilité des intentions de vote a augmenté depuis une trentaine d'années. Pour des raisons très fortes : l'érosion des loyautés politiques, sociales et territoriales.

On peut prendre cet énoncé par tous les bouts il relève de la tautologie, non pas tant au sens courant qu'au sens logique : A + A. Car enfin, la volatilité des votes c'est justement la fin des loyautés ... Utiliser la métaphore morale (loyauté) n'évite pas qu'on rende ici compte du phénomène à partir de lui-même : on est très loin de l'once de la première explication. Car enfin peut-on tenter d'expliquer ce qui fonde cette déloyauté, et donc ce zapping électoral ?

Il ne peut que supposer que le classique clivage gauche/droite qui a structuré la vie politique française sans doute depuis la révolution de 89 cesse de fonctionner ou, comme l'avait énoncé Finchelstein à propos d'une étude précédente de la Fondation Jaurès que si les français le pratiquait encore, il n'était en tout cas plus croyant ...

Mais au fond ceci même reste insuffisant : quel phénomène en serait-il à l'origine ?

Deux réponses possibles qui ne sont pas nécessairement exclusives l'une de l'autre : ou bien ceci provient de l'électorat lui-même, ou bien de la classe politique.

- de la classe politique, c'est loin d'être invraisemblable si l'on se souvient qu'en 81 encore le clivage fonctionnait parfaitement, que les espérances furent encore assez vives pour que la victoire de Mitterrand restât à la fois dans les mémoires, dans les consciences individuelles comme un mouvement émouvant. Mais justement, le PS devenu lentement un parti de gouvernement, ayant du progressivement ravalé son chapeau et mener une politique où la gauche historique eut parfois difficulté à retrouver son dogme et son identité, l'écart qui pouvait distinguer la droite de la gauche devint sinon ténu en tout cas assez confus pour que l'électeur cesse de s'y retrouver et ramène les deux camps à un du pareil au même rageur qui trouva son expression la plus délétère, après cinq années de cohabitation, par ce 21 avril 2002 qui vit Chirac et Jospin ensemble ne pas même recueillir 40%. On peut, à l'instar des communiquants parler d'une offre politique qui ne correspondait plus à la demande ...

- de l'électorat : effet à la fois d'une société qui aura beaucoup changé en trente ans, d'une offensive libérale qui aura beaucoup contribué à désidéologiser et tendu systématiquement à appréhender le réel sous sa dimension la plus technique mais qui, de surcroît, alla de pair avec le silence des clercs, le désengagement des intellectuels qui, échaudés par les années d'après-guerre, auront plus volontiers dénoncé ce qui se nichait de risque totalitaire en toute idéologie plutôt que de dessiner des perspectives politiques, culturelles ou philosophiques, mais encore d'une transmission qui se fait de plus en plus mal entre les générations qui assimile volontiers à de vieilles lunes tout ce qui avait structuré nos représentations. Effet sans doute aussi de l'avènement de cet individu, propulsé assurément par les nouvelles technologies qui dessinent un espace non plus de réseau mais de proximité, où chacun voisinant l'autre, est condamné à réinventer ses relations non plus tant en terme d'appartenance que d'identité. Effet, encore et peut-être surtout, d'une révolution industrielle qui en produisant un chômage de masse et faisant du travail une denrée rare pour quoi il faut se battre en même temps que toutes les réformes entreprises se conjuguaient en terme de régression sociale détruisant toute possibilité d'action collective au profit d'un chacun pour soi ... Tout ceci qui équivaut à toutes les formes possibles de fatalisme auront effectivement produit un comportement de type consumériste où l'électeur se détermine non plus à partir de valeurs, de projet ou d'espérances, plus tant à partir de marqueurs idéologiques que d'intérêts à défendre. Car il est peut-être ici le fond de l'affaire : l'électeur ne choisit plus son avenir ; il se défend.

On sent bien à les lires que nos politologues ne trouvent plus vraiment dans leur grille de lecture de quoi alimenter une explication de ce qui est en train de se produire et que ce faisant, jouant d'une volatilité qui nourrit leur incertitude se retrouvent devant cet étonnant paradoxe de dire que rien n'est joué, que tout demeure incertain à quelques jours du scrutin alors que tout dans leurs enquêtes - depuis des mois - dit le contraire.

D'où leur embarras à rendre compte de la surprise Mélenchon dans cette campagne.

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Quand on regarde sa démarche (1), on observe qu'elle a été conçue rigoureusement avec des étapes soigneusement agencées : construire un paysage de mots ; relatéralisation du paysage politique ; lutte ouverte contre l'extrême-droite. (2)

Quand bien même on peut estimer que le programme de Mélenchon serait irréaliste, il faut bien admettre que son succès de campagne tient à plusieurs facteurs finalement assez simples :

- une démarche pédagogique - ce que nous avions appelé une leçon républicaine - qui à la place des slogans met des concepts et explicite une cohérence.

- un projet politique qui ne se contente pas d'être une simple vague protestataire mais dessine en contre-point de la représentation libérale une autre lecture et une autre ambition sociale.

- un projet collectif - qui nourrit d'ailleurs la réussite indéniable des grands rassemblements du type Bastille, Capitole et Prado - à l'exact antipode des replis identitaires, individuels voire individualistes où la doxa libérale nous reclut.

- un projet humaniste d'une société à la fois ouverte et égalitaire.

Perrinaud n'a pas tort en faisant référence au temps long d'une mémoire enfouie liée avec le temps court d'une indignation. Comment ne pas songer à Braudel et ses trois temps de l'histoire ?

En réalité ce que les politologues repèrent comme étant les surprises de ce scrutin n'est peut-être que la remontée des bas-fonds de ces tendances lourdes qui sédimentent la vie politique française et son histoire depuis 89.

Où j'entrevois plusieurs constantes :

- un attachement fort à la notion de souveraineté populaire qui conduit plus souvent qu'à son tour à la revendication d'une politique active qui ne soit pas seulement une délégation de pouvoirs. La volonté de reprendre les choses en main, le refus de se contenter de désigner la classe dirigeante, la figure du citoyen actif. Ce qu'illustrent aussi bien la formidable vitalité du tissu associatif que la capacité de mobilisation

- le marqueur de l'égalité sans doute aussi fort que celui de l'indivisibilité de la République - qui lui est d'ailleurs lié.

- le goût, qui reste fort, du politique : où se jouent le refus de toute fatalité et donc le volontarisme. Rien n'est plus étranger à la souveraineté populaire que le fatalisme, que l'idée qu'il n'y a rien à faire d'autre que de se soumettre aux tendances lourdes des évolutions sociales et économiques - la dissolution ratée de 97 l'a bien montré.

Où l'on se trompera toujours en croyant discerner d'ultimes remugles nostalgiques sous la dynamique du Front de Gauche : la prise de conscience au contraire, à droite comme à gauche, d'une croisée des chemins où l'impasse du libéralisme contraint à des choix fondateurs. Où il s'agit effectivement de réinventer la manière de faire corps, de faire société et donc aussi de définir le type de société qui nous ressemble.

L'apparente dispersion des voix n'est donc peut-être qu'une apparence : derrière se cachent les deux tendances lourdes de la nation - l'appel du large et le repli frileux sur soi ; l'humanisme résolu, même si ivre d'idéal, et la soumission au diktat du réel.


1) assez bien explicitée dans cette émission de Moati

2) voir ce que nous en écrivions en février