Elysées 2012

Pouvoir

A la veille de ces élections qui pourraient donner lieu à une alternance, quelques toutes petites réflexions, qui n'ont l'air de rien, pour le plaisir, le doute ou l'inquiétude....

Je ne puis m'empêcher de songer à ce 10 Mai 81 qui vit la gauche parvenir au pouvoir après 23 ans d'opposition et susciter tant d'émotions, d'espérance. Les temps viendront vite des difficultés, puis des déceptions et enfin de la lassitude. Avec le recul on se demande parfois comment nous avions pu y croire, nous laisser prendre à l'idée que le pouvoir fût une solution quand il n'est le plus souvent qu'un problème, qu'une funeste tentation.

Il en va un peu de même aujourd'hui, trente et un ans après : l'enthousiasme n'y est pas, mais l'envie encore et parfois même l'émotion à voir les foules rassemblées - la crainte aussi parfois de voir se reproduire le choc d'une extrême-droite au second tour.

Mais il en va de bien autre chose

Dilemme

Oh pas celui qui divise droite et gauche ! même si ceci demeure comme l'effet savant d'un mélange de sensibilité, de raison, d'analyses autant que d'émotions : on se sent d'un côté ou de l'autre et, pour quelques uns, hantés de synthèse raisonnable d'entre les deux sans qu'on y puisse mais simplement parce qu'y résonne une musique qui sourde de nos plus anciennes complexions.

Non plutôt

d'entre cette ritournelle à la fois révolutionnaire et si romantique d'un peuple se levant pour prendre son destin en main et réinventer l'universel non pour lui seul mais l'humanité entière, cette antienne qui nous définit et forge ce socle de ce qui dépasse la démocratie - la république ! d'un côté ;

et la crainte sinon la certitude, de l'autre côté, que l"histoire demeure tragique qui jette plus volontiers impuissances, souffrances et trahisons sur les bas-côtés de ses impasses. Comment croire encore que l'histoire ait un sens , en tout cas celui du progrès ? croire que le politique soit autre chose que le refrain inlassable de nos trahisons ? Comment ne pas voir combien elle avance plus par ses fulgurances que par ses continuités lentes que nos fatuités croient devoir maîtriser ? combien les irruptions brutales du peuple voire les meurtrissures guerrières contribuent bien plus que les lentes logiques gestionnaires à déchirer le voile de nos sujétions ? qu'il y a sans doute plus à attendre et craindre à la fois de la patiente colère des peuples que de la froide rigueur des politiques ? L'histoire tremble toujours d'en bas et fige d'en haut !

Ce n'est pas ici le déni du politique qui fait douter mais au contraire sa plus haute affirmation : je ne suis pas certain de croire encore à la réalité du pouvoir politique.

De la malédiction du pouvoir

Je ne puis totalement détester le purisme de ces anarchistes qui répugnent au pouvoir pour la folie où il nous entraîne ; ne puis pas ne pas donner raison à Bakounine quand il considère définitivement l'Etat comme un ennemi à abattre pour la menace qu'il oppose si systématiquement à la liberté de chacun. D'autant plus puissant fait-il mine de se constituer, d'autant plus délétère sera la folie où il nous entraîne.

Le pouvoir rend fou dit-on : manifestement quelque chose de l'ordre des grands fléaux bibliques l'accompagne sans qu'on y puisse mais. Avoir le pouvoir invariablement conduit à prétendre être le pouvoir. L'homme ordinaire subitement se croît affublé de transcendances et succombe bientôt dans l'égotisme le plus échevelé. Le pouvoir confine aux puissances célestes. Rien n'y ressemblera jamais autant que le Lux fiat et lux fit des premières lignes de la Genèse : le pouvoir toujours voisine d'avec l'apothéose. Comment résister à l'enthousiasme qui vous fera prétendre qu'entre la parole et l'acte il n'y aura désormais plus ni délai, ni interstice ; ni écart ni dégradation. Le pouvoir est performance absolue de la parole - pour nous qui parlons tant - qui trahit ses soubassements sinon divins au moins magiques.

C'est que le pouvoir demeure potentialité ; virtualité ; puissance : il tient moins en ce que l'on fait qu'en ce que l'on pourrait faire ; il est toujours potentialité avant de se décliner en potences. Il n'est pas de pouvoir sans autorité ni sans légitimité. A l'instar de notre volonté qui se croit, se veut en tout cas, maître de nos actes, l'homme de pouvoir ne peut pas ne pas prétendre bientôt être l'auteur de nos actes. Il est celui qui fait ployer le réel et plier les volontés. Entre pouvoir et liberté il y a comme un gouffre, une incompatibilité, discrète au début ; fatale à la fin - toujours. Rousseau l'avait vu qui ne sut le combler, sans doute parce que c'est impossible. L'homme de pouvoir toujours finit par s'imposer face au peuple tel le prêtre qui n'impose les mains de la bénédiction que pour soumettre en sous-main.

Oui le pouvoir est malédiction. L'homme de pouvoir un jour n'y parvient plus et c'est alors lui qui disparaît. Romulus est enlevé dans le tourbillon de l'orage divin ou assassiné - ceci revient au même. Robespierre aussi. Comme si le pouvoir n'était que l'espace parfois si court, quelquefois plus long, entre un meurtre initial et un assassinat final. Nos pouvoirs sont affaire de renversements et seules nos pratiques pacifiées d'électoralisme démocratique nous peuvent faire oublier la violence mimée, la lutte esquissée, la guerre symboliquement magnifiée qui s'y joue.

Qu'on ne s'y trompe pas : le pouvoir est logique de guerre. Une logique de fils tentant de ravir la place à leur père podagre. Une logique de violence qui ne change rien et se contente de reproduire la violence. Une affaire de sacrifice et de sacrificateur. Une simple affaire de canalisation symbolique de la violence qui se contente de la déplacer, ni parvient pas toujours mais la renouvelle toujours. Mais quand le fils prend la place du père ce n'est assurément pas pour faire autre chose que lui : avec le fils c'est toujours le père qui règne. A bien y regarder, M Serres l'avait vu, la révolte n'est le plus souvent que la logique des maîtres continuée par d'autres moyens :

Le père des maîtres est le maître des maîtres, le fils des maîtres est maître des esclaves. Méfie-toi, si tu es petit, de la dialectique. (1)

Sans doute est-ce Girard qui a raison : cette logique n'est que celle renouvelée d'une violence qui n'est ritualisée que tant que ce sera possible, que pour l'empêcher de détruire trop loin. Le politique est la ritualisation sociale de la violence mimétique et ne peut ainsi, itérativement, que reproduire le même sans qu'on y puisse résolument mais.

Oui, c'est vrai, sans doute faut-il se défier de la dialectique qui nous offre le délicieux espoir qu'il y ait un travail du négatif quand en fin de compte il n'y aura jamais que la reproduction lassante des mêmes luttes. On le sentait bien à l'idée absurde d'une fin annoncée de l'histoire ! On le devinait bien à l'idée d'Engels qu'à la fin de l'histoire ce serait la dialectique de la nature qui viendrait suppléer une lutte des classes achevée ... non décidément le flux contrariant de l'histoire n'est jamais que l'écume brouillonne d'une inertie inavouée, inavouable. Hegel nous aura dupé : l'esclave aura beau se consoler d'un maître dépendant de lui, ceci ne changera rien tant qu'il n'aura pas physiquement brisé ses chaînes ; or, ceci, justement il ne peut seul sans ou bien se soumettre à la logique des maîtres ou bien pire encore reproduire leurs figures.

L'action est l'inverse de l'action et il y a tout à craindre que l'impuissance soit le lot commun de l'illusion du pouvoir.

En réalité la question n'est pas tant celle, psychologique, de la tentation qui pousse si vite à l'abus. Elle existe évidemment. Elle n'est pas non plus celle qui peut inciter à cet olympien scepticisme à la Cioran qui fait deviner un tyran sous tout homme épris d'idéal :

le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quiétisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complu à bafouer le doute et la paresse - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... Les certitudes y abondent : supprimez-les, supprimez surtout leurs conséquences : vous reconstituez le Paradis. Qu'est-ce que la Chute sinon la poursuite d'une vérité et l'assurance de l'avoir trouvée, la passion pour un dogme, l'établissement dans un dogme ? Le fanatisme en résulte - tare capitale qui donne à l'homme le goût de l'efficacité, de la prophétie, de la terreur -, lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte... N'y échappent que les sceptiques (ou les fainéants et les esthètes), parce qu'ils ne proposent rien, parce que - vrais bienfaiteurs de l'humanité - ils en détruisent les partis pris et en analysent le délire. [...] Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire "vous" avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les "autres" et s'en estimer l'interprète - pour que je le considère comme mon ennemi. J'y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif, aussi haïssable que les tyrans, que les bourreaux de grande classe. (2)

Non elle se trouve sans doute au plus creux de la logique guerrière du pouvoir qui veut que finalement l'on ne puisse conquérir le pouvoir qu'en l'arrachant à qui le détient encore et n'y parvenir qu'à condition préalable de retourner contre lui ses armes et lui ressembler. Peut-être le pouvoir n'est-il qu'une mimétique de l'horreur.

J'aime assez, sans y croire jamais, la figure invoquée par Mélenchon, d'un Cincinatus ne s'accrochant pas au pouvoir ; j'aime assez l'idéal républicain de Rome qui n'envisageait les consuls que par pair et pour une seule année. Il est vrai que le pouvoir brûle les mains et ne se supporte que limité dans le temps comme dans son extension.

Au plus profond cette fascination/répulsion à l'endroit de la dialectique : magnifique machine à discours, à arguments et à déploiement mais en même temps - et peut-être à cause de ceci - irréfragable usine à violence répétée.

Je comprends l'éternel retour d'un Nietzsche à cette aune-ci ; j'en mesure l'augure aux funestes bégaiements de l'histoire...

Comment ne pas se souvenir au moins de celui-ci :

Vous êtes déjà vainqueurs en ceci: vous avez fini par communiquer à l'univers entier votre haine et votre cruauté. En ce moment même votre résistance sans espoir, dans laquelle on devrait reconnaître de l'héroïsme, n'apparaît plus que comme la marque extrême d'une férocité sadique, comme le besoin de pousser jusqu'au bout le saccage et le carnage. Et nous répondons en menant la guerre comme vous avec une rage exaspérée: de part et d'autre elle prend la figure des exterminations bibliques.

Je tremble que vous ne soyez encore vainqueurs en ceci: vous aurez insufflé de vous une terreur telle, que pour vous maîtrisez, pour prévenir les retours de votre fureur, nous ne verrons plus d'autre moyen que de façonner le monde à votre image, selon vos lois, selon le Droit de la Force. Ce serait votre victoire véritable.

Dans une guerre d'idées, le parti qui triomphe est celui qui a inspiré la paix. 3

Non plus qu'à toutes ces gémellités qui hantent nos mythes (Romulus/Rémus ; Caïn/Abel ...) ou l'histoire ... ? Dans ce prétendu conflit légendaire qui oppose Diogène à Alexandre le pire n'est-il pas finalement le premier qui faisant mine de ne s'intéresser à l'éternité des idées accepte le challenge et ne l'emporte finalement aux yeux de l'histoire qu'avec les armes du second ? L'impétrant toujours finit par ressembler à son concurrent.

Le pouvoir est ce qui se confisque ... jamais ce qui se rend.

Même si, parfois, il m'arrive de succomber aux délices romantiques ....

De la corrosion du pouvoir

Comment ne pas songer à ce passage d'Apocalypse 20 où, Satan lié pour mille ans, s'ouvre période où nuls autres que les ressuscités n'auront pouvoir sur le monde avant le Jugement final ? (4) Blum a vu juste sans doute en évoquant les exterminations bibliques : dans ce grand combat mimétique où Satan joue le double négatif, s'engage la même médiation à front renversé, la même violence dont la seule nouvelle serait qu'elle dût un jour s'achever, où l'humain perd sa capacité à influer sur le monde, sur lui-même en l'attente du jugement final.

En ces instants où tout semble échapper comme si nous avions mis en branle des puissances qui nous dépasseraient, où nos puissances se rognent, érodent et annulent, où la mythique et mégalomaniaque capacité tant rêvée d'agir sur le monde s'accomplit contre nous, où nous ne parvenons ni plus à faire corps avec le monde qu'avec nous-mêmes, où la logique de nos efforts se virtualise à l'extrême pour ne nous offrir plus en ennemis que des tigres de papier ou d'électronique, ou des protubérances aussi abstraites qu'insaisissables, comment ne pas deviner l'ombre de nos impuisssances absolues à rien saisir jamais. Aux délices eschatologiques succèdent plus misérablement la certitude de n'avoir presque plus rien à espérer demain qu'un cataclysme final qui nous contraindrait à nous réunir. Les nuits sont enceintes rappelait Morin : oui, peut-être mais dans la mesure improbable de ce qui nous échappe.

Tout fuit ... tout passe

On doute
La nuit...
J'écoute: -
Tout fuit,
Tout passe;
L'espace
Efface
Le bruit. 5

Aux lieux de l'entropie maximale, au moment même où efforts maximaux se conjuguent au désordre ambiant pour produire un effet quasi-nul, le politique ressemble à s'y méprendre à cet homme sans qualités que Musil nous a appris à scruter. Pantomime de son propre passé, le politique condamné à répéter les mêmes mots, les mêmes refrains qui résonnent encore pour effacer sitôt leur écho lointain.

Tout fuit comme si le corps du politique n'était plus qu'évanescence, porosité et flou. Un corps, tout simplement qui perd ...

Nous savons que la néguentropie surgit toujours d'une rupture, d'une brisure même si celle-ci nous échappe. Mais avons-nous encore des mains pour la saisir ou concevoir - ce qui revient au même. Aristote s'amusait à imaginer l'homme comme un monstre en ceci justement qu'il a des mains qui pointent, désignent et saisissent ... Mais avons-nous encore des mains ?

Je devine l'impuissance comme la solitude du temps pascal ...

Ne demeure peut-être le choix que d'entre le silence .... le retrait ou la meurtrissure.


1) Serres, Rome

2) lire passage entier

3) Blum in Notes d'Allemagne

4)

Satan lié pour mille ans : règne des fidèles et de Christ

20.1 Puis je vis descendre du ciel un ange, qui avait la clef de l'abîme et une grande chaîne dans sa main.
20.2 Il saisit le dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan, et il le lia pour mille ans.
20.3 Il le jeta dans l'abîme, ferma et scella l'entrée au-dessus de lui, afin qu'il ne séduisît plus les nations, jusqu'à ce que les mille ans fussent accomplis. Après cela, il faut qu'il soit délié pour un peu de temps.
20.4 Et je vis des trônes; et à ceux qui s'y assirent fut donné le pouvoir de juger. Et je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et à cause de la parole de Dieu, et de ceux qui n'avaient pas adoré la bête ni son image, et qui n'avaient pas reçu la marque sur leur front et sur leur main. Ils revinrent à la vie, et ils régnèrent avec Christ pendant mille ans.
20.5 Les autres morts ne revinrent point à la vie jusqu'à ce que les mille ans fussent accomplis. C'est la première résurrection.
20.6 Heureux et saints ceux qui ont part à la première résurrection! La seconde mort n'a point de pouvoir sur eux; mais ils seront sacrificateurs de Dieu et de Christ, et ils régneront avec lui pendant mille ans.
Satan délié, et vaincu pour toujours
20.7 Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison.
20.8 Et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre; leur nombre est comme le sable de la mer.
20.9 Et ils montèrent sur la surface de la terre, et ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel, et les dévora.
20.10 Et le diable, qui les séduisait, fut jeté dans l'étang de feu et de soufre, où sont la bête et le faux prophète. Et ils seront tourmentés jour et nuit, aux siècles des siècles. Jugement dernier
20.11 Puis je vis un grand trône blanc, et celui qui était assis dessus. La terre et le ciel s'enfuirent devant sa face, et il ne fut plus trouvé de place pour eux.
20.12 Et je vis les morts, les grands et les petits, qui se tenaient devant le trône. Des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, celui qui est le livre de vie. Et les morts furent jugés selon leurs oeuvres, d'après ce qui était écrit dans ces livres.
20.13 La mer rendit les morts qui étaient en elle, la mort et le séjour des morts rendirent les morts qui étaient en eux; et chacun fut jugé selon ses oeuvres.
20.14 Et la mort et le séjour des morts furent jetés dans l'étang de feu. C'est la seconde mort, l'étang de feu.
20.15 Quiconque ne fut pas trouvé écrit dans le livre de vie fut jeté dans l'étang de feu.

5 Hugo, les Djinns, Les Orientales