Elysées 2012

Petit détour

Abstention

J'aime assez qu'en droit romain, mais ce droit s'introduisit assez tard, le droit d'abstention permette à quelqu'un renonçant à tout héritage de ne se voir opposer aucune action en créance. L'abstention est un refus qui vous tient à l'écart d'un droit, d'une action, voire d'une charge. Du latin abstinere se tenir éloigné, renoncer l'abstention est donc le même mot que abstinence.

Il y a toujours quelque chose de volontaire dans cette affaire, qui participe du renoncement, de l'effort sur soi, de l'ascèse. Renoncement au plaisir ou à un bien, elle est, ou se veut, l'emprise sur soi d'une spiritualité qui s'envole mais donc aussi d'un lien que l'on dénoue - avec l'autre ou avec le monde. Acte fort quand il est voulu et non subi, il est aux antipodes du lien, de la relation, et récuse le commun. Dire je n'en suis pas, ou je n'en veux pas être, est de l'ordre de la brisure autant que de l'affirmation d'une individualisation extrême. A l'opposé de ce prochain que la morale nous dit d'aimer, celui qui s'abstient est le lointain par excellence, l'autre que je ne comprend pas - dans les deux sens d'entendre et d'intégrer. Il est celui dont je ne sais que faire et donc le silence m'est mystère au point que par principe l'on finisse par édicter que qui ne dit mot consent. Il est donc aussi celui à la place de qui l'on parle : une place vide, la vacuité et l'exigence nécessaire du substitut. De ce point de vue il est l'échec, en tout cas le contraire de la communication : il signe le ratage de la mise en commun, l'inanité du dialogue. Mais en tant que silence, l'abstinence est aussi la forme extrême de la sagesse ce pourquoi nous restons interdits devant elle. Exprime-t-elle l'absolu d'une retraite qui quête dans la proximité d'avec l'être un accomplissement que vie sociale et quête matérielle nous interdiraient, ou bien au contraire est-elle paresse condamnable qui se ferait seulement paresse de l'effort d'une approche ? Au sens premier elle est négligence ; au sens second religion.

C'est bien cet atermoiement qui caractérise les diverses interprétations possibles de l'abstention que l'on retrouve jusqu'au dispositif du quorum dans certaines assemblées ou CA par quoi l'on reporte le vote faute de combattants suffisants. C'est que le vote suppose le nombre, la foule. L'abstention signale-t-elle la simple négligence de l'électorat ou bien au contraire a-t-elle un sens politique en exprimant, par défaut, l'inadéquation de la classe politique et de son discours avec les attentes de l'électorat ? Ou, pour parler le langage désormais envahissant des managers, signale-t-elle l'inadéquation entre l'offre et la demande politique ? Or, c'est bien cette analyse que mène le politologue, parce que c'est la seule qu'il parvient à entendre, dès lors que l'abstention dépasse les 15% incontournables.

Vote

A l'opposé, le vote qui lui aussi participe d'une étymologie religieuse, voire sacrée. Le vote est un voeu qui désigne une promesse faite à Dieu voire un engagement. Le votum (voveo) est une promesse, un engagement : ce par quoi

l'on déclare se dévouer et pas seulement un désir, un souhait ; il est le contraire de l'abstinence ; à l'exact opposé. L'impétrant prononçait ses voeux définitifs et rentrait par là même dans l'ecclesia. Il n'y a aucun doute sur la connotation sacrale du vote en démocratie : ε ̓ κ κ λ η σ ι α désigne à la fois l'assemblée, l'église et le clergé. Le voeu exprimé ensemble constitue l'assemblée, constitue la masse en peuple. De ce point de vue il est tout à fait juste de considérer en bonne logique républicaine que le peuple se constitue en nation, par le vote qu'il exprime - ce pourquoi sans doute on répugna si longtemps à l'isoloir (1) qui renvoyait au privé quand tout dans l'engagement votif impliquait qu'il fût public et même constitutif de l'espace public. L'espace politique n'est pas un espace naturel qui serait donné par quelque lien de terre, de langue ou de race : c'est bien ceci la rupture qu'introduit 89 qui ne considère qu'un peuple se constituant en tant que peuple par le vote universel qu'il émet. Plus encore, en conformité avec l'analyse de Rousseau, par un vote qui ne signerait pas un intérêt particulier mais la représentation même que chacun se fait de l'intérêt général. Mais, et c'est là l'essentiel, un scrutin ne se contente donc pas d'être un processus par lequel on désignerait un autre pour une charge ou une responsabilité ; n'est pas qu'un moyen par lequel un peuple mandant désignerait un mandataire pour agir en son lieu et place ; il s'agit bien au contraire d'un acte fondateur, radical, quelque chose comme une cérémonie par quoi le peuple s'institue et proclame sa souveraineté. Ce par quoi la masse se fait peuple et sujet de droit.

On aura toujours tort de négliger cette dimension sacrée qui érige l'élection en moment si particulier - et fondamentalement religieux - qu'illustre assez bien que ce soit finalement le seul jour, en nos démocraties, ou chaque voix s'équivaille comme si le temps suspendu de ces dimanches si particuliers était l'interstice où l'égalité pouvait se faire entendre, justement, avant que ne resurgissent les frontières ordinaires. Ce pour quoi je continue à penser que l'élection est la fête du politique. Ce par quoi le peuple consacre et renouvelle sa propre institution, sa propre constitution.

A cet égard, indéniablement, l'abstention est, au sens premier, un désaveu.

Suffrage

Le suffrage désigne avant le vote exprimé lors d'une élection, le souhait mais aussi l'aide, le soutien, de petites aides que l'on accorderait. Plus intéressante encore est l'origine même de ce mot : suffragium vient de suffragor donner sa voix mais aussi donner de la voix pour approuver. Fragor en effet désigne en effet la fracture, le fractionnement mais aussi le bruit et renvoie donc exactement à la foule.

C'est peut-être le plus étonnant : que le suffrage dise la distinction, la séparation quand nous attendions de lui qu'il signale la réunion, le rassemblement. C'est, sans doute, que le suffrage dise à la fois quelque chose de résolument universel et d'essentiel :

- d'essentiel parce que relevant de la sub-stance, de ce qui se tient en dessous, de ce qui fait que la chose continue à être ce qu'elle était : ce que dit suffrage qui possède le même préfixe : sub. Le suffrage dit comment une société prend corps ; comment se constitue le collectif : toujours sous la clameur de la foule. Mais il dit aussi le contraire de la substance qui elle est un invariant, un concept, la forme même de l'unité. Le suffrage est bruit, rumeur qui monte mais surtout le suffrage est le travail même de la multiplicité qui incessamment court de la dispersion à l'unité pour se désagréger derechef. Le suffrage parfois instaure le concept et la substance et voici le roi, le prince ou le principe, la loi. Mais toujours désavoué, pris dans le tourbillon de son propre mouvement, le suffrage défait, ou consacre l'inévitable entropie du système qu'il a instauré ; alors il sacrifie, tue ou, plus pacifiquement, renvoie chez lui qui il avait préalablement mandaté.

- d'universel parce qu'on a sans doute ici ce moment si particulier où le collectif prend sens. La sociologie rêvait avec Comte de se constituer comme physique sociale : il lui aurait fallu pour cela trouver un concept, la substance ; las, le social est ce qui par définition résiste à tout invariant. Le suffrage dit cela : l'itérative fracture de ce collectif qui commence à se disloquer au moment même où il s'assemble. Le suffrage dit simplement ce par quoi le temps se fait histoire. Il est peut-être le concept même, l'intégrale en tout cas, du fait social. A ce titre, il est universel. Ce que le suffrage dit c'est notre extrême difficulté à penser moins le collectif que la réunion , l'acte par quoi la foule se fait assemblée. Tellement difficile à le concevoir que nous optons le plus souvent pour l'abstraction c'est-à-dire la division, la distinction et la frontière. L'acte politique le dit, qui est le fait du prince, qui se résume dans le sillon qu'à l'origine trace tout pouvoir. Ce qui se cache en dessous de tout pouvoir, par où il est étymologiquement hypocrite, tient justement à ce qu'il se tient à l'intersection et donc aura toujours déjà tracé des limites, des frontières, aura donc toujours divisé quand il n'a que réunion, assemblée ou rassemblement à la bouche. Le pouvoir en a besoin qui se tenant à l'intersection invente la martingale absolue qui lui permettra de gagner à tout coup.

Nous voici au coeur même du politique : dans cet incessant mouvement qui va de la distinction et du traçage des frontières au bruit, à la rumeur, au trouble. Et je n'aime rien tant que ce terme qui dit le contraire de l'évidence cartésienne, qui contredit si fortement le clair et le distinct, mais qui en même temps signale la crise sociale. Quand les temps sont troublés, quand l'espace politique connaît des troubles alors le temps n'est pas loin où la frontière brusquement s'efface avant que d'en laisser dessiner une autre.

Le politologue dit vrai quand il estime que toute élection consiste à rebattre les cartes.

Mais alors qu'importe l'abstention si confuse et incompréhensible : elle est cette part de la rumeur, au même titre que la clameur. Ni nécessairement sa négation, ni forcément son commencement : juste cette éclaircie par quoi la foule, brouillonne, agitée de mouvements contraires, défait ce qui parait solide, frontières et ordres, et sacrifie les puissants. Le suffrage est peut-être l'ambivalence même : où le silence pèse autant que la clameur, où le vote équivaut à l'abstention, où le peuple est à la fois la matrice de l'ordre et son plus grand danger. Le peuple n'est convoqué aux urnes que pour être révoqué sitôt après : il est l'alpha et l'omega tant parce qu'il est principe que parce qu'il demeure à l'origine de toutes les institutions et leur pire menace.

Le peuple fait peur ! les puissants tremblent devant ses mouvements incertains; Ne serait-ce que pour cela j'aime voter.

 

 


1) il ne fut introduit en France qu'en 1913