Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)
Par-delà le Bien et le Mal, I,
Des préjugés des philosophes, § 19,
Bouquins T. II, p. 574 - 575.
Les philosophes ont coutume de parler de la volonté comme
si c'était la chose la mieux connue du monde ; Schopenhauer a même laissé
entendre que la volonté était la seule chose qui nous fût réellement connue,
entièrement et totalement connue, sans surplus et sans reste ; mais il me
semble toujours que Schopenhauer, dans ce cas comme dans d'autres, n'a fait
que ce que font d'habitude les philosophes : il a adopté et poussé à
l'extrême un préjugé populaire. La volonté m'apparaît avant tout comme une
chose complexe, une chose qui n'a d'unité que son nom, et c'est dans cette
unicité du nom que réside le préjugé populaire qui a trompé la vigilance
toujours en défaut des philosophes.
Pour une fois, soyons donc plus circonspects, soyons moins philosophes,
disons que dans toute volonté il y a d'abord une pluralité de sentiments, le
sentiment de l'état dont on veut sortir, celui de l'état où l'on tend, le
sens de ces directions elles-mêmes, « à partir d'ici », « pour aller
là-bas », enfin une sensation musculaire accessoire qui même sans que nous
remuions bras ni jambes, entre en jeu comme machinalement sitôt que nous
nous mettons à vouloir. De même que le sentir, et un sentir multiple, est
évidemment l'un des ingrédients de la volonté, elle contient aussi un
penser ; dans tout acte volontaire, il y a une pensée qui commande ; et
qu'on ne croit pas pouvoir isoler cette pensée du vouloir pour obtenir un
précipité qui serait encore de la volonté.
En troisième lieu, la volonté n'est pas uniquement un complexe de sentir et
de penser, mais encore et avant tout un état affectif, l'émotion de
commander dont nous avons parlé plus haut. Ce qu'on appelle le « libre
arbitre » est essentiellement le sentiment de supériorité qu'on éprouve à
l'égard d'un subalterne. « Je suis libre, c'est à lui d'obéir », voilà ce
qu'il y a au fond de toute volonté, avec cette attention tendue, ce regard
direct fixé sur une seule chose, ce jugement absolu : « a présent, ceci est
nécessaire, et rien d'autre », la certitude qu'on sera obéi, et tout ce qui
constitue encore l'état d'âme de celui qui commande. Vouloir, c'est
commander en soi à quelque chose qui obéit ou dont on se croit obéi.
Mais que l'on considère à présent l'essence la plus singulière de la
volonté, cette chose si complexe pour laquelle le vulgaire n'a qu'un seul
nom : s'il arrive que dans un cas donné nous soyons à la fois celui qui
commande et celui qui obéit, nous avons en obéissant l'impression de nous
sentir contraints, poussés, pressés de résister, de nous mouvoir,
impressions qui suivent immédiatement la volition ; mais dans la mesure où
nous avons d'autre part l'habitude de faire abstraction de ce dualisme, de
nous tromper à son sujet grâce au concept synthétique du « moi » toute une
chaîne de conclusions erronées et par suite de fausses évaluations de la
volonté elle-même viennent encore s'accrocher au vouloir. Si bien que celui
qui veut, croit de bonne foi qu'il suffit de vouloir pour agir.
Comme, dans la plupart des cas, on s'est contenté de vouloir et qu'on a pu
aussi s'attendre à l'effet de l'ordre donné, c'est-à-dire à l'obéissance, à
l'accomplissement de l'acte prescrit, l'apparence s'est traduite par le
sentiment que l'acte devait nécessairement se produire ; bref, celui qui
« veut » croit avec un certain degré de certitude que vouloir et agir ne
font qu'un, en un certain sens. Il attribue la réussite, l'exécution du
vouloir au vouloir lui-même, et cette croyance renforce en lui le sentiment
de puissance qu'apporte le succès. Le « libre arbitre », tel est le nom de
cet état de plaisir complexe de l'homme qui veut, qui commande, et qui en
même temps se confond avec celui qui exécute, et goûte ainsi le plaisir de
surmonter des obstacles tout en estimant à part soi que c'est sa volonté qui
a triomphé des résistances.
Dans l'acte volontaire, s'ajoute ainsi au plaisir de donner un ordre le
plaisir de l'instrument qui l'exécute avec succès ; à la volonté s'ajoutent
des volontés subalternes des âmes subalternes et dociles, notre corps
n'étant que l'édifice collectif de plusieurs âmes. L'effet, c'est moi ; il
se passe ici ce qui se passe dans toute collectivité heureuse et bien
organisée ; la classe dirigeante s'identifie aux succès de la collectivité.
Dans tout vouloir il s'agit simplement de commander et d'obéir à l'intérieur
d'une structure collective complexe, faite, comme je l'ai dit, de plusieurs
âmes ; c'est pourquoi un philosophe devrait pouvoir se permettre de
considérer le vouloir sous l'angle de la morale, la morale conçue comme la
science d'une hiérarchie dominatrice, d'où naît le phénomène de la vie.