Palimpsestes

Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)

La généalogie de la Morale, 2ème dissertation La « faute »,  la « mauvaise conscience »
§1 p 803 - 804.

Élever un animal qui ait le droit de promettre—n'est-ce pas là la tâche paradoxale que la nature s'est assignée vis-à-vis de l'homme ? N'est-ce pas là le véritable problème que pose l'homme ?... La constatation que ce problème est résolu jusqu'à un degré élevé sera certainement un sujet d'étonnement pour celui qui sait apprécier toute la puissance de la force contraire, la faculté d'oubli. L'oubli n'est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; c'est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d'inhibition positive au sens le plus strict du mot, faculté à laquelle il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l'état de « digestion » (on pourrait l'appeler une absorption psychiques) que leprocessus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous « assimilons » notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à notre service livre pour s'entraider ou s'entre-détruire ; faire un peu de silence, un peu de table rase dans notre conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et surtout pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour décider à l'avance (car notre organisme est un dispositif oligarchique) — voilà, je le répète, l'utilité de la faculté active d'oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l'ordre psychique, la tranquillité, l'étiquette. On voit immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nul instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli. L'homme chez qui cet appareil d'inhibition est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique (et non seulement semblable)—il n'arrive plus à « en finir » avec rien... Eh bien ! cet animal nécessairement oublieux, pour qui l'oubli est une force et la manifestation d'une santé robuste s'est doté d'une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l'oubli en suspens,—à savoir dans les cas où il convient de promettre : il ne s'agit donc nullement de l'impossibilité purement passive de se soustraire à l'impression une fois reçue, ou de l'indigestion que cause une parole une fois engagée et dont on n'arrive pas à se débarrasser, mais bien de la volonté active de ne pas perdre une impression, d'une continuité dans le vouloir, d'une véritable mémoire de la volonté : de sorte que, entre l'originaire « je veux », « Je ferai » et la décharge de volonté proprement dite, son acte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères, de circonstances et même d'actes de volonté, peut se placer sans inconvénient et sans qu'on doive craindre de voir rompre cette longue chaîne de volonté. Mais que de conditions préalables ! Combien l'homme, pour pouvoir ainsi disposer de l'avenir, a dû apprendre à séparer le nécessaire de l'accidentel, à penser en termes de causalité, à anticiper et à voir le lointain comme présent, à savoir disposer ses calculs avec certitude, en discernant le but du moyen,—et jusqu'à quel point l'homme lui-même a dû commencer par devenir prévisible, régulier, nécessaire, y compris pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu'avenir, ainsi que le fait celui qui promet !