Palimpsestes

Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)

Le Gai Savoir, V, § 346,
Notre point d'interrogation,
Bouquins T. II, p. 210 - 211.

Notre point d'interrogation.—Mais vous ne comprenez pas cela ! En effet, on aura de la peine à nous comprendre. Nous cherchons les mots, peut-être cherchons-nous aussi les oreilles. Qui sommes-nous donc ? Si, avec une expression ancienne, nous voulions simplement nous appeler impies ou incrédules, ou encore immoralistes, il s'en faudrait de beaucoup que par là nous nous croyions désignés : nous sommes ces trois choses dans une phase trop tardive pour que l'on comprenne, pour que vous puissiez comprendre, messieurs les indiscrets, dans quel état d'esprit nous nous trouvons. Non ! nous ne sentons plus l'amertume et la passion de l'homme détaché qui se voit forcé d'apprêter son incrédulité à son propre usage, pour en faire une foi, un but, un martyre ! Au prix de souffrances qui nous ont rendus froids et durs, nous avons acquis la conviction que les événements du monde n'ont rien de divin, ni même rien de raisonnable, selon les mesures humaines, rien de pitoyable et de juste ; nous le savons, le monde où nous vivons est sans Dieu, immoral, « inhumain », — trop longtemps nous lui avons donné une interprétation fausse et mensongère, apprêtée selon les désirs et la volonté de notre vénération, c'est-à-dire conformément à un besoin. Car l'homme est un animal qui vénère ! Mais il est aussi un animal méfiant, et que le monde ne vaut pas ce que nous nous sommes imaginés qu'il valait, c'est peut-être là la chose la plus certaine dont notre méfiance a fini par s'emparer. Autant de méfiance, autant de philosophie. Nous nous gardons bien de dire que le monde a moins de valeur : aujourd'hui cela nous paraîtrait même risible, si l'homme voulait avoir la prétention d'inventer des valeurs au-dessus de la valeur du monde véritable,— c'est de cela justement que nous sommes revenus, comme d'un lointain égarement de la vanité et de la déraison humaines, qui longtemps n'a pas été reconnu comme tel. Cet égarement a trouvé sa dernière expression dans le pessimisme moderne, une expression plus ancienne et plus forte dans la doctrine de Bouddha ; mais le christianisme lui aussi en est plein ; il se montre là d'une façon plus douteuse et plus équivoque, il est vrai, mais non moins séduisante à cause de cela. Toute cette attitude de « l'homme contre le monde », de l'homme principe « négateur du monde », de l'homme comme étalon des choses, comme juge de l'univers qui finit par mettre l'existence elle-même sur sa balance pour la trouver trop légère —le monstrueux mauvais goût de cette attitude s'est fait jour dans notre conscience et nous n'en ressentons que du dégoût, —nous nous mettons à rire rien qu'en trouvant « l'homme et le monde » placés l'un à côté de l'autre, séparés par la sublime présomption de la conjonction « et » ! Mais quoi ? N'aurions-nous pas fait ainsi, rieurs que nous sommes, un pas de plus dans le mépris des hommes ? Et, par conséquent aussi, un pas de plus dans le pessimisme, dans le mépris de l'existence, telle que nous la percevons ? Ne serions-nous pas, par cela même, tombés dans le soupçon d'un contraste, le contraste entre ce monde où, jusqu'à présent, nous avions le sentiment d'être chez nous avec nos vénérations — ces vénérations à cause desquelles nous supportions peut-être de vivre — et un monde qui n'est autre que nous-mêmes : un soupçon implacable, foncier et radical à l'égard de nous-mêmes, qui s'empare toujours davantage de nous autres Européens, nous tient toujours plus dangereusement en sa puissance, et pourrait facilement placer les générations futures devant cette terrible alternative : « Supprimez ou vos vénérations, ou bien — vous-mêmes ! » Le dernier cas aboutirait au nihilisme ; mais le premier cas n'aboutirait-il pas aussi—au nihilisme ?—C'est là notre point d'interrogation !