Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)
Le gai savoir, § 355,
L'origine
de notre notion de la « connaissance »
-Je ramasse cette explication dans la rue ; j'ai entendu quelqu'un parmi le
peuple dire : « Il m'a reconnu » — : et je me demande ce que le peuple
entend au fond par connaître ? que veut-il lorsqu'il veut la
« connaissance » ? Rien que cela : quelque chose d'étranger doit être ramené
à quelque chose de connu.. Et nous autres philosophes — par « connaissance »
avons-nous vraiment entendu davantage ? Ce qui est connu, c'est-à-dire : ce
à quoi nous sommes habitués, en sorte que nous ne nous en étonnons plus,
notre besogne quotidienne, une règle quelconque qui nous tient, toute chose
que nous savons nous être familière : — comment ? notre besoin de
connaissance n'est-il pas précisément notre besoin de quelque chose de
connu ? Le désir de découvrir, parmi toutes les choses étrangères,
inaccoutumées, incertaines, quelque chose qui ne nous inquiétât plus ? Ne
serait-ce pas l'instinct de crainte qui nous pousse à connaître ? La
jubilation du connaisseur ne serait-elle pas la jubilation de la sûreté
reconquise ?... Tel philosophe considéra le monde comme « connu » lorsqu'il
l'eut ramené à l'« Idée ». Hélas ! n'en était-il pas ainsi parce que
l'« Idée » était pour lui chose connue, habituelle ? parce qu'il avait
beaucoup moins peur de l'« Idée » ?—Honte à cette modération de ceux qui
cherchent la connaissance !
Examinez donc à ce point de vue leurs principes et leurs solutions aux
énigmes du monde ! Lorsqu'ils retrouvent dans les choses, parmi les choses,
derrière les choses, quoi que ce soit que nous connaissons malheureusement
trop, comme par exemple notre table de multiplication, notre logique, nos
volontés ou nos désirs, quels cris de joie ils se mettent à pousser ! Car
« ce qui est bien connu est reconnu » : en cela ils s'entendent. Même les
plus circonspects parmi eux croient que ce qui est connu est pour le moins
plus facile à reconnaître que ce qui est étranger ; ils croient par exemple
que, pour procéder méthodiquement, il faut partir du « monde intérieur »,
des « faits de la conscience », puisque ce serait là le monde que nous
connaissons le mieux ! Erreur des erreurs ! (1) Ce qui est bien connu, c'est
ce qu'il y a de plus habituel, et l'habituel est ce qu'il y a de plus
difficile à « connaître », c'est-à-dire le plus difficile à considérer comme
problème, à voir par son côté étrange, lointain, « extérieur à
nous-mêmes »... La grande supériorité des sciences « naturelles », comparées
à la psychologie et à la critique des éléments de la conscience—on pourrait
presque les appeler les sciences « non naturelles »—consiste précisément en
ceci qu'elles prennent pour objet des éléments étrangers, tandis que c'est
presque une contradiction et une absurdité de vouloir prendre pour objet des
éléments qui ne sont pas étrangers...