Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)
Par-delà le Bien et le mal, aphorisme 19.
« Vouloir »
me semble être, avant tout, quelque chose de compliqué, quelque chose qui ne
possède d'unité qu'en tant que mot. (...) Dans tout vouloir il y a, avant
tout, une multiplicité de sensations qu'il faut décomposer : la sensation du
point de départ de la volonté, la sensation de l'aboutissant, la sensation
de « va-et-vient » entre ces deux états ; et ensuite une sensation
musculaire concomitante qui, sans que nous mettions en mouvement « bras et
jambe », entre en jeu dès que nous « voulons ». De même donc que des
sensations de diverses sortes sont reconnaissables, comme ingrédients dans
la volonté, de même il y entre, en deuxième lieu, un ingrédient nouveau, la
réflexion. Dans chaque acte de la volonté il y a une pensée directrice.
Et il faut bien se garder de croire que l'on peut séparer cette pensée du
« vouloir », comme s'il restait encore, après cela, de la volonté ! En
troisième lieu, la volonté n'est pas seulement un complexus de sensations et
de pensées, mais encore un penchant, un penchant au commandement. Ce que
l'on appelle « libre arbitre » est essentiellement la conscience de la
supériorité vis-à-vis de celui qui doit obéir. « Je suis libre, il doit
obéir » — ce sentiment est caché dans toute manifestation de la volonté, de
même cette tension de l'esprit, ce regard direct qui fixe exclusivement un
objet, l'évaluation absolue de la nécessité de faire telle chose « et non
point telle autre », la certitude intime qu'il sera obéi au commandement,
quels que soient les sentiments propres à celui qui commande. Un homme qui
veut ordonne quelque chose à son être intime, lequel obéit, ou est du moins
imaginé obéissant.
(...) Nous avons l'habitude de passer sur cette dualité, de nous faire
illusion à son sujet, au moyen de la conception synthétique « moi », alors
toute une chaîne de conséquences erronées, et par conséquent, de fausses
appréciations de la volonté s'est encore attachée au vouloir, — en sorte que
l'être voulant croit, de bonne foi, que vouloir suffit à l'action. Parce
que, dans la plupart des cas, la volonté ne s'est exercée que quand
l'efficacité du commandement, c'est-à-dire l'obéissance, par conséquent
l'action pouvaient être attendues, l'apparence, seule existante, s'est
traduite par une sensation, à savoir : qu'il y avait là la nécessité d'un
effet ; bref, le sujet voulant s'imagine, avec quelque certitude, que
vouloir et agir ne font qu'un, il escompte la réussite, la réalisation du
vouloir au bénéfice de la volonté même et jouit d'un surcroît de sensations
de puissance que toute réussite apporte avec elle (...).
« Libre arbitre » — voilà l'expression pour ce sentiment complexe de plaisir
chez le sujet voulant qui commande et, en même temps, s'identifie à
l'exécutant, — qui jouit du triomphe remporté sur les obstacles, mais qui
s'imagine, à part soi, que c'est sa volonté elle-même qui triomphe des
obstacles. Le sujet voulant ajoute de la sorte, aux sensations de plaisir
que lui procure le commandement, les sensations de plaisir des instruments
qui exécutent et réalisent ces volontés secondaires, puissances « subanimiques »
qui obéissent — car notre corps n'est qu'une collectivité d'âmes nombreuses.
L'effet, c'est moi. Il se passe ici ce qui se passe dans toute communauté
bien établie et dont les destinées sont heureuses : la classe dominante
s'identifie aux succès de la communauté.
Dans toute volonté il s'agit donc, en fin de compte, de commander et
d'obéir, et cela sur les bases d'un état social composé d'« âmes »
nombreuses. C'est pourquoi un philosophe devrait s'arroger le droit
d'envisager la volonté sous l'aspect de la morale : la morale, bien entendu,
considérée comme doctrine des rapports de puissance sous lesquels se
développe le phénomène « vie ». — (...) Il faut se demander enfin si nous
reconnaissons la volonté comme agissante, si nous croyons à la causalité de
la volonté. S'il en est ainsi — et au fond cette croyance est la croyance à
la causalité même — nous devons essayer de considérer hypothétiquement la
causalité de la volonté comme la seule. La « volonté » ne peut naturellement
agir que sur la « volonté », et non sur la « matière » (sur les « nerfs »,
par exemple) ; bref, il faut risquer l'hypothèse que, partout où l'on
reconnaît des « effets », c'est la volonté qui agit sur la volonté, et aussi
que tout processus mécanique, en tant qu'il est animé d'une force agissante,
n'est autre chose que la force de volonté, l'effet de la volonté.