Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)
La généalogie de la morale, 2ème dissertation,
12 - 13 - 14, Bouquins Laffont p.821 sqq.
§12
Deux mots encore sur l'origine et le but du châtiment— deux problèmes
distincts ou qui du moins devraient l'être, mais que par malheur on confond
généralement. Comment, dans ce cas, les généalogistes de la morale ont-ils
procédé jusqu'ici ? Comme toujours, ils ont été naïfs — : ils découvrent
dans le châtiment un « but » quelconque, par exemple la vengeance ou la
dissuasion, et placent alors avec ingénuité ce but à l'origine, comme causa
fiendi du châtiment—et voilà ! Or il faut se garder par-dessus tout
d'appliquer à l'histoire des origines du droit le « but du droit » : et, en
tout genre d'histoire, rien n'est plus important que ce principe si
difficilement acquis, mais qui devrait étre véritablement acquis,—je veux
dire que la cause originelle d'une chose et son utilité finale, son emploi
effectif, son classement dans l'ensemble d'un système des causes finales,
sont deux choses séparées toto cœlo , que quelque chose d'existant, quelque
chose qui a été produit d'une façon quelconque est toujours emporté, par une
puissance qui lui est supérieure, vers de nouveaux desseins, toujours mis à
contribution, armé et transformé pour un emploi nouveau ; que tout fait
accompli dans le monde organique est toujours un asservissement, une prise
de pouvoir et, encore, que tout asservissement, toute prise de pouvoir
équivaut à une interprétation nouvelle, à un accommodement, où
nécessairement le « sens » et le « but » qui subsistaient jusque-là seront
obscurcis ou même effacés complètement. Lorsque l'on a compris dans tous ses
détails l'utilité de quelque organe physiologique (ou d'une institution
juridique, d'une coutume sociale, d'un usage politique, d'une forme
artistique ou d'un culte religieux), il ne s'ensuit pas encore qu'on ait
compris quelque chose à son origine : cela peut paraitre gênant et
désagréable aux vieilles oreilles,—car de tous temps on a cru trouver dans
les causes finales, dans l'utilité d'une chose, d'une forme, d'une
institution, la cause de leur apparition ; ainsi l'œil serait fait pour
voir, la main pour saisir. De même on s'était représenté le châtiment comme
une invention faite en vue de la punition. Mais le but, I'utilité ne sont
jamais que l'indice qu'une volonté de puissance a pris le pouvoir sur
quelque chose de moins puissant et lui a imprimé, d'elle-même, le sens d'une
fonction ; toute l'histoire d'une « chose », d'un organe, d'un usage peut
donc être une chaîne ininterrompue d'interprétations et d'applications
toujours nouvelles, dont les causes n'ont même pas besoin d'être liées entre
elles, mais, dans certaines circonstances, ne font que se succéder et se
remplacer au gré du hasard. L' « évolution » d'une chose, d'un usage, d'un
organe n'est donc rien moins qu'une progression vers un but, et moins encore
une progression logique et directe atteinte avec un minimum de forces et de
dépenses,—mais bien une succession constante de phénomènes d'asservissement
plus ou moins violents, plus ou moins indépendants les uns des autres, qui
s'exercent sur la chose en question, sans oublier les résistances qui
s'élèvent sans cesse, les tentatives de métamorphoses qui s'opèrent à des
fins de défense et de réaction, enfin les résultats des actions réussies en
sens contraire. Si la forme est fluide, le « sens » l'est encore bien
davantage... Et dans tout organisme pris séparément, il n'en est pas
autrement : chaque fois que l'ensemble croît d'une façon essentielle, le
« sens » de chaque organe se déplace,—dans certaines circonstances leur
dépérissement partiel, leur diminution (par exemple par la destruction des
membres intermédiaires) peut être l'indice d'un accroissement de force et
d'un acheminement vers la perfection. Je veux dire que même l'état
d'inutilité partielle, le dépérissement et la dégénérescence, la perte du
sens et de la finalité, en un mot la mort, appartiennent aux conditions
d'une véritable progression : laquelle apparaît toujours sous forme de
volonté et de cheminement vers la puissance plus grande et s'accomplit
toujours aux dépens de nombreuses puissances inférieures. L'importance d'un
« progrès » se mesure même à la grandeur des sacrifices qui doivent lui être
faits ; l'humanité, en tant que masse sacrifiée à la prospérité d'une seule
espèce d'hommes plus forts—voilà qui serait un progrès... —Je relève ce
point capital de la méthode historique puisqu'il va à l'encontre des
instincts dominants et du goût du jour qui préféreraient encore s'accommoder
du hasard absolu et même de l'absurdité mécanique de tous les événements,
plutôt que de la théorie d'une volonté de puissance s'exerçant dans tous les
événements. L'aversion pour tout ce qui commande et veut commander, cette
idiosyncrasie des démocrates, le « misarchisme » moderne (à vilaine chose,
vilain mot !) a pris peu à peu les allures de l'intellect, de
l'intellectualisme le plus raffiné, de sorte qu'il s'infiltre aujourd'hui,
goutte à goutte, dans les sciences les plus exactes, les plus objectives en
apparence, et qu'on lui permet de s'y infiltrer ; il me semble même qu'il
s'est déjà rendu maitre de la physiologie et de la théorie de la vie tout
entières, à leur préjudice, cela va sans dire, en ce sens qu'il leur a
escamoté un concept fondamental, celui de l'activité proprement dite. Sous
la pression de cette idiosyncrasie, on met au premier plan l'
« adaptation », c'est-àdire une activité de second ordre, une simple
« réactivité », bien plus, on a défini la vie elle-même comme une adaptation
intérieure, toujours plus efficace, à des circonstances extérieures (Herbert
Spencer). Mais par là on méconnaît l'essence de la vie, sa volonté de
puissance ; on se ferme les yeux sur la prééminence fondamentale des forces
d'un ordre spontané, agressif, conquérant, ré-interprétateur,
réorganisateur, transformateur et dont l' »adaptation » n'est que l'effet ;
c'est ainsi que l'on nie la souveraineté des fonctions les plus nobles de
l'organisme, fonctions où la volonté de vie se manifeste active et
formatrice. On se souvient du reproche adressé par Huxley à Spencer, au
sujet de son « nihilisme administratif » ; mais il s'agit là de bien plus
que d' « administration »...
§13
—Pour en revenir à notre sujet, c'est-à-dire au châtiment, il faut
distinguer deux choses en lui : d'une part ce qu'il a de relativement
permanent, l'usage, l'acte, le « drame », une certaine suite de procédures
strictement déterminées, d'autre part ce qu'il a de fluctuant, le sens, le
but, l'attente qui se rattachent à la mise en œuvre de ces procédures. Il
faut admettre ici, sans plus, per analogiam, conformément aux points de vue
principaux de la méthode historique développée tout à l'heure, que la
procédure elle-même est quelque chose de plus ancien, d'antérieur à son
utilisation pour le châtiment, que le châtiment a été introduit, par
interprétation, dans la procédure (qui existait depuis longtemps, mais dont
l'emploi avait un autre sens), bref qu'il n'en va pas ici comme l'ont
imaginé tous nos naïfs généalogistes du droit et de la morale, pour qui la
procédure a été inventée avec le châtiment pour but, comme autrefois on
s'imaginait que la main avait été créée pour saisir. Pour ce qui en est de
l'autre élément du châtiment, l'élément fluctuant, son « sens », dans un
état de civilisation très tardif (celui de l'Europe contemporaine par
exemple), le concept de « châtiment » n'a plus un sens unique mais est une
synthèse de « sens » : tout le passé historique du châtiment, l'histoire de
son utilisation à des fins diverses, se cristallise finalement en une sorte
d'unité difficile à résoudre, difficile à analyser, et, appuyons sur ce
point, absolument impossible à définir. (Il est impossible de dire
aujourd'hui précisément pourquoi l'on punit en somme : tous les concepts où
se résume un long développement d'une façon sémiotique échappent à une
définition ; n'est définissable que ce qui n'a pas d'histoire.) En revanche,
dans un état plus rudimentaire, cette synthèse de « sens » paraît encore
plus soluble, et aussi plus transmuable ; on peut encore se rendre compte
comment, dans chaque cas particulier, les éléments de la synthèse modifient
leur valeur et leur ordre, de sorte que c'est tantôt cet élément, tantôt cet
autre qui prédomine aux dépens des autres, et qu'en certaines circonstances
un élément (par exemple le but de terreur à inspirer) semble éclipser tous
les autres. Pour qu'on puisse se représenter quelque peu combien incertain,
surajouté, accidentel est le « sens » du châtiment, combien une seule et
même procédure peut étre utilisée, interprétée, façonnée dans des vues
essentiellement différentes, voici le schéma que j'ai pu donner grâce à des
matériaux relativement peu nombreux et tous fortuits : Châtiment, comme
moyen d'empêcher le coupable de nuire et de continuer ses dommages.
Châtiment comme rachat du dommage causé et cela sous une forme quelconque
(même celle d'une compensation d'affect). Châtiment comme moyen d'isoler la
cause d'une perturbation d'équilibre pour empêcher la propagation de cette
perturbation. Châtiment comme moyen d'inspirer la terreur portée à ceux qui
déterminent et exécutent le châtiment. Châtiment comme moyen de compensation
pour les avantages dont le coupable a joui jusque-là (par exemple lorsqu'on
l'utilise comme esclave dans une mine). Châtiment comme moyen d'éliminer un
élément dégénéré (dans certaines circonstances toute une branche, comme le
prescrit la législation chinoise' : donc moyen d'épurer la race ou de
maintenir un type social). Châtiment comme occasion de fête, c'est-à-dire
comme viol et humiliation d'un ennemi enfin vaincu. Châtiment comme moyen de
créer une mémoire, soit chez celui qui subit le châtiment, —c'est ce qu'on
appelle la « correction »,—soit chez les témoins de l'exécution. Châtiment
comme paiement d'honoraires fixés par la puissance qui protège le malfaiteur
contre les débordements de la vengeance. Châtiment comme compromis avec
l'état primitif de la vengeance, en tant que cet état primitif est encore
maintenu en vigueur par des lignées puissantes qui le revendiquent comme un
privilège. Châtiment comme déclaration de guerre et mesure de police contre
un ennemi de la paix, de la loi, de l'ordre, de l'autorité, que l'on
considère comme dangereux pour la communauté, violateur des traités qui
garantissent l'existence de cette communauté, rebelle, traître et violateur
de paix, et que l'on combat par tous les moyens dont la guerre permet de
disposer.
§14
Cette liste n'est certainement pas complète ; car il est évident que le
châtiment revêt des utilités de toutes sortes. Il sera donc permis d'autant
plus facilement de lui retirer une utilité supposée qui dans la conscience
populaire passe pour son utilité essentielle,—la foi dans le châtiment qui,
pour bien des raisons, a été ébranlée aujourd'hui trouve encore en elle son
plus ferme soutien. Le châtiment aurait la propriété d'éveiller chez le
coupable le sentiment de la faute ; on voit en lui le véritable instrument
de cette réaction psychique que l'on appelle « mauvaise conscience »,
« remords ». Pourtant c'est là porter atteinte à la réalité et à la
psychologie, même pour ce qui regarde notre époque : et combien davantage
encore quand on envisage la longue histoire de l'homme, toute sa
préhistoire ! Le véritable remords est excessivement rare, en particulier
chez les criminels et les détenus ; les prisons, les bagnes ne sont pas les
endroits propices à l'éclosion de ce ver rongeur :—là-dessus tous les
observateurs consciencieux sont d'accord, quelque répugnance qu'ils
éprouvent d'ailleurs souvent à faire un pareil aveu. Grosso modo, le
châtiment refroidit et endurcit ; il concentre ; il aiguise les sentiments
de marginalité ; il augmente la force de résistance. S'il arrive qu'il brise
l'énergie et amène une pitoyable prostration et une humiliation volontaire,
un tel résultat est certainement encore moins édifiant que l'effet moyen du
châtiment, qui est le plus généralement une gravité sèche et morne. Si nous
nous reportons maintenant à ces milliers d'années qui précèdent l'histoire
de l'homme, on peut sans hésiter prétendre que c'est précisément le
châtiment qui a le plus puissamment retardé le développement du sentiment de
culpabilité,—du moins en ce qui concerne les victimes sur lesquelles
s'acharnaient les autorités répressives. Et ne négligeons pas de nous rendre
compte que c'est l'aspect des procédures judiciaires et exécutives qui
empêche le coupable de condamner en soi son méfait et la nature de son
action : car il voit commettre au service de la justice, commettre en bonne
conscience, puis approuver la même espèce d'actions : à savoir l'espionnage,
la duperie, la corruption, les pièges tendus, tout l'art plein de ruses et
d'artifices du policier et de l'accusateur, puis encore ces actions
essentiellement criminelles qui n'ont même pas pour excuse l'affect : le
vol, la violence, l'outrage, l'incarcération, la torture, le meurtre, tels
qu'ils sont marqués dans les différentes sortes de châtiments, — tout cela
n'est donc pas condamné par le juge et réprouvé en soi , mais seulement d'un
certain point de vue et dans certaines conditions. (...)