Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)
Le Gai Savoir, Livre III, n°111
Origine
de la logique. — D’où la logique est-elle née dans la tête des hommes ?
Certainement de l’illogisme dont le domaine a dû être immense à l’origine.
Mais d’innombrables êtres, qui concluaient autrement que nous ne le faisons
maintenant, dépérirent : il se pourrait que ce fût encore plus vrai qu’on ne
pense ! Qui, par exemple, ne savait discerner assez souvent l’« identique »,
quant à la nourriture ou quant aux animaux dangereux pour lui ; qui par
conséquent était trop lent à classer, trop circonspect dans le classement,
avait moins de chances de survivre que celui qui tombait immédiatement sur
l’identique parmi tous les semblables. Mais la tendance prédominante à
considérer le semblable comme l’identique — tendance illogique, car il n’y a
rien d’identique en soi — cette tendance a créé le fondement même de la
logique. Il fallait de même, pour que pût se développer le concept de
substance qui est indispensable à la logique — encore que rien de réel ne
lui corresponde au sens le plus rigoureux —, que durant fort longtemps la
mutabilité des choses restât inaperçue et ne fût pas appréhendée ; les êtres
ne voyant pas suffisamment avaient une avance sur ceux qui percevaient
toutes choses « dans un flux ». Toute extrême circonspection à conclure,
toute tendance sceptique constituent à elles seules un grand danger pour la
vie. Nul être vivant ne se serait conservé, si la tendance contraire à
affirmer plutôt qu’à suspendre le jugement, à errer et à imaginer plutôt
qu’à attendre, à approuver plutôt qu’à nier, à juger plutôt qu’à être juste,
n’avait été stimulée de façon extraordinairement forte. — Le cours des
pensées et des conclusions logiques dans notre cerveau actuel répond à un
processus et à une lutte d’impulsions qui par elles-mêmes sont toutes fort
illogiques et injustes : l’antique mécanisme se déroule à présent en nous de
façon si rapide et si dissimulée que nous ne nous apercevons jamais que du
résultat de la lutte.