Palimpsestes

Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)

Par delà bien et mal, VI, Nous, les savants,
§ 212, Bouquins, T. II, p. 660-662.

Il me semble de plus en plus que le philosophe, qui est nécessairement un homme du lendemain et du surlendemain, s'est de tout temps trouvé et devait se trouver en contradiction avec le présent : son ennemi a toujours été l'idéal du jour. Jusqu'ici tous ces extraordinaires pionniers de l'humanité qu'on appelle philosophes et qui eux-mêmes ont rarement eu le sentiment d'être des amis de la sagesse, mais plutôt de désagréables fous et de dangereuses énigmes, se sont assigné pour tâche, une tâche dure, involontaire, inéluctable, mais grandiose, d'être la mauvaise conscience de leur époque. En s'armant du scalpel pour disséquer les vertus de leur temps, ils trahissaient leur propre secret : ils cherchaient à connaître une nouvelle grandeur de l'homme, un chemin neuf et non frayé vers son agrandissement. Chaque fois ils découvraient combien d'hypocrisie, de nonchalance, de laisser-aller, de déchéance et de mensonge se cachait dans l'idéal moral de leur temps, combien il y avait de vertu usée ; chaque fois, ils disaient : « Il nous faut aller plus loin, vers ces domaines où vous vous sentez aujourd'hui le plus dépaysés. » En présence d'un monde d' »idées modernes », qui voudrait confiner chacun dans son recoin et sa spécialité, un philosophe, s'il pouvait y en avoir aujourd'hui, serait contraint de faire consister la grandeur humaine et l'idée de « grandeur » dans l'étendue et la complexité des facultés, dans la totalité au sein du multiple ; il déterminerait même la valeur et le rang de chacun d'après la quantité et la diversité de ce qu'il peut assumer, et la portée qu'il peut donner à sa responsabilité. De nos jours le goût et les vertus à la mode affaiblissent et amenuisent la volonté, rien n'est plus actuel que la faiblesse de la volonté. Donc, dans l'idéal du philosophe, I'idée de « grandeur » devra comporter la puissance de la volonté, la dureté, la faculté de prendre de longues résolutions. De même la doctrine inverse et l'idéal d'une humanité timide, pleine d'abnégation, d'humilité, de renoncement, étaient appropriés à une époque de caractère opposé qui, comme le XVI° siècle, souffrait de l'énergie accumulée de sa volonté et des torrents déchaînés de son égoïsme. Au siècle de Socrate, dans une société d'hommes aux instincts fatigués, parmi les vieux Athéniens conservateurs qui se laissaient aller « au bonheur »(à les en croire), mais en fait au plaisir, et qui avaient encore à la bouche les grands mots pompeux de jadis, auxquels leur vie ne leur donnait plus depuis longtemps le droit de prétendre, — l'ironie était peut-être nécessaire à la grandeur de l'âme, cette maligne et socratique sûreté du vieux médecin et du plébéien qui, sans ménagement, taillait dans sa propre chair aussi bien que dans la chair et le cœur des « aristocrates », tandis que son regard leur laissait clairement entendre : « Inutile de feindre avec moi ! Sur ce point nous sommes égaux ! » Aujourd'hui au contraire où, en Europe, seul l'animal grégaire accède aux honneurs et les répartit, où l' « égalité des droits » pourrait trop aisément se transformer en égalité des non droits, —je veux dire en une guerre de la communauté contre tout ce qu'il y a de rare, d'étranger, de privilégié, contre l'homme supérieur, l'âme supérieure, le devoir supérieur, la responsabilité supérieure, la plénitude de puissance créatrice — aujourd'hui la distinction aristocratique, la volonté de ne dépendre que de soi, la faculté d'être autre, différent et seul de son parti, la fière indépendance et l'obligation de ne vivre que de ses conquêtes, font partie de la notion de « grandeur ». Le philosophe trahira un peu de son propre idéal en posant ce principe : « Que le plus grand soit celui qui saura être le plus solitaire, le plus caché, le plus à l'écart, l'homme par-delà le bien et le mal, le maître de ses vertus, celui qui peut vouloir à profusion ! Que la grandeur soit de pouvoir être aussi multiple qu'entier, de connaître autant d'immensité que de plénitude ! » Et je le demande encore une fois : de nos jours —la grandeur est-elle possible ?