Palimpsestes

Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)

Le Gai Savoir, V, § 354, Du génie de l'espèce.

Du « génie de l'espèce ».—Le problème de la conscience (ou plus exactement : de la conscience de soi) ne se présente à nous que lorsque nous commençons à comprendre en quelle mesure nous pourrions nous passer de la conscience : la physiologie et la zoologie nous placent maintenant au début de cette compréhension (il a donc fallu deux siècles pour rattraper la prémonitoire défiance de Leibniz1), Car nous pourrions penser, sentir, vouloir, nous souvenir, nous pourrions également « agir » dans toutes les acceptions du mot, sans qu'il soit nécessaire que nous « ayons conscience » de tout cela. La vie tout entière serait possible sans qu'elle se vît en quelque sorte dans une glace : comme d'ailleurs, maintenant encore, la plus grande partie de la vie s'écoule chez nous sans qu'il y ait une pareille réflexion—, et de même la partie pensante, sensitive et agissante de notre vie, quoiqu'un philosophe ancien puisse trouver quelque chose d'offensant dans cette idée. Pourquoi donc la conscience si, pour tout ce qui est essentiel, elle est superflue ? — Dès lors, si l'on veut écouter ma réponse à cette question et les suppositions, peut-être lointaines, qu'elle me suggère, la finesse et la force de la conscience me paraissent toujours être en rapport avec la faculté de communication d'un homme (ou d'un animal), et cette faculté fonction du besoin de communiquer : mais il ne faut pas entendre ceci comme si l'individu qui serait justement maîtres dans l'art de communiquer et d'expliquer ses besoins devrait être lui-même réduit, plus que tout autre, à compter sur ses semblables pour ses besoins. Il me semble en revanche qu'il en est ainsi pour des races tout entières et des générations successives : quand le besoin, la misère, ont longtemps forcé les hommes à se communiquer, à se comprendre réciproquement d'une façon rapide et subite, il finit par se former un excédent de cette force et de cet art de la communication, en quelque sorte une fortune qui s'est amassée peu à peu, et qui attend maintenant un héritier qui la dépense avec prodigalité (ceux que l'on appelle des artistes sont de ces héritiers, de même les orateurs, les prédicateurs, les écrivains : toujours des hommes qui arrivent au bout d'une longue chaîne, des hommes tardifs au meilleur sens du mot, et qui, de par leur nature, sont des dissipateurs). En admettant que cette observation soit juste, je puis continuer par cette supposition que la conscience s'est seulement développée sous la pression du besoin de communication, que, de prime abord, elle ne fut nécessaire et utile que dans les rapports d'homme à homme (surtout dans les rapports entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent) et qu'elle ne s'est développée qu'en regard de son degré d'utilité dans ce domaine. La conscience n'est en somme qu'un réseau de communications d'homme à homme,—ce n'est que comme telle qu'elle a été forcée de se développer : l'homme solitaire et bête de proie aurait pu s'en passer. Le fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements parviennent à notre conscience—du moins en partie—est la conséquence d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme : étant l'animal qui courait le plus de dangers, il avait besoin d'aide et de protection, il avait besoin de ses semblables, il était forcé de savoir exprimer sa détresse, de savoir se rendre intelligible — et pour tout œla il lui fallait d'abord la « conscience », pour « savoir » lui-même ce qui lui manquait, « savoir » quelle était sa disposition d'esprit, « savoir » ce qu'il pensait. Car, je le répète, l'homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus médiocre et la plus superficielle ; — car c'est cette pensée consciente seulement qui s'effectue en paroles, c'est-à-dire en signes de- communication par quoi l'origine même de la conscience se révèle. En un mot, le développement du langage et le développement de la conscience (non de la raison, mais seulement de la raison qui devient consciente d'elle même) se donnent la main. Il faut ajouter encore que ce n'est pas seulement le langage qui sert d'intermédiaire entre les hommes, mais encore le regard, la pression, le geste ; la conscience des impressions de nos propres sens, la faculté de pouvoir les fixer et de les déterminer, en quelque sorte en dehors de nous-mêmes, ont augmenté dans la mesure où grandissait la nécessité de les communiquer à d'autres par des signes. L'homme inventeur de signes est en même temps l'homme qui prend conscience de lui-même d'une façon toujours plus aiguë ; ce n'est que comme animal social que l'homme apprend à devenir conscient de lui-même,—il le fait encore, il le fait toujours davantage. —Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait pas proprement partie de l'existence individuelle de l'homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du troupeau ; que, par conséquent, la conscience n'est développée d'une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même », ne prendra toujours conscience que de ce qu'il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est « moyen » en lui, —que notre pensée elle-même est sans cesse en quelque sorte écrasée par le caractère propre de la conscience, par le « génie de l'espèce » qui la commande—et retraduite dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément individuels, il n'y a à cela aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans la conscience, il ne parait plus qu'il en soit ainsi... Ceci est le véritable phénoménalisme, le véritable perspectivisme tel que moi je l'entends : la nature de la conscience animale veut que le monde dont nous pouvons avoir conscience ne soit qu'un monde de surface et de signes, un monde généralisé et vulgarisé,—que tout ce qui devient conscient devient par là plat, mince, relativement bête, devient généralisation, signe, marque du troupeau, que, dès que l'on prend conscience, il se produit une grande corruption foncière, une falsification, un aplatissement, une vulgarisation. En fin de compte, l'accroissement de la conscience est un danger et celui qui vit parmi les Européens les plus conscients sait même que c'est là une maladie. On devine que ce n'est pas l'opposition entre le sujet et l'objet qui me préoccupe ici ; je laisse cette distinction aux théoriciens de la connaissance qui sont restés accrochés dans les filets de la grammaire (la métaphysique du peuple). C'est moins encore l'opposition entre la « chose en soi » et l'apparence : car nous sommes loin de « connaître » assez pour pouvoir établir cette distinction. A vrai dire nous ne possédons absolument pas d'organe pour la connaissance, pour la « vérité » : nous « savons » (ou plutôt nous croyons savoir, nous nous figurons) justement autant qu'il est utile que nous sachions dans l'intérêt du troupeau humain, de l'espèce : et même ce qui est appelé ici « utilité » n'est, en fin de compte, qu'une croyance, un jouet de l'imagination et peut-être cette bêtise très néfaste qui un jour nous fera périr.

 

1 - Cf petites perceptions in Introduction Nouveaux Essais