Friedrich NIETZSCHE
(1844-1900)
Quand nous ne comprenons pas la langue que l'on parle
autour de nous, nous entendons peu et mal. De même s'il s'agit d'une musique
peu familière, de la musique chinoise par exemple. Bien entendre consiste
donc à deviner sans cesse et à compléter les quelques impressions réellement
perçues. Comprendre consiste à imaginer et à conclure avec une rapidité et
une complaisance surprenantes. Deux mots suffisent pour que nous devinions
une phrase (en lisant), une voyelle et deux consonnes pour que nous
devinions le mot entendu, il y a même beaucoup de mots que nous n'entendons
pas, que nous croyons entendre. Il est difficile de dire d'après le
témoignage de nos yeux ce qui est véritablement arrivé, car nous n'avons
cessé pendant ce temps d'imaginer et de déduire. Dans la conversation, il
m'arrive de voir l'expression des interlocuteurs avec une précision dont mes
yeux sont incapables ; c'est une fiction que j'ajoute à leurs paroles, une
traduction des mots dans les mouvements du visage.
Je suppose que nous ne voyons que ce que nous connaissons ; notre oeil
s'exerce sans cesse à manier des formes innombrables ; l'image, dans sa
majeure partie n'est pas une impression des sens, mais un produit de
l'imagination. Les sens ne fournissent que de menus motifs que nous
développons ensuite (...). Notre monde extérieur est un produit de
l'imagination qui utilise pour ses constructions d'anciennes créations
devenues des activités habituelles et apprises. Les couleurs, les sons sont
des fantaisies qui, loin de correspondre exactement au phénomène mécanique
réel, ne correspondent qu'à notre état individuel.