Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)
Le Gai Savoir, III, § 112, Cause et effet, Bouquins, p. 125 - 126.
Cause
et effet. — Nous appelons « explication » ce qui nous distingue des degrés
de connaissance et de science plus anciens, mais ceci n'est que
« description ». Nous décrivons mieux, — nous expliquons tout aussi peu que
tous nos prédécesseurs. Nous avons découvert de multiples successions, là où
l'homme naïf et le savant de civilisations plus anciennes ne voyaient que
deux choses : ainsi que l'on dit généralement, la « cause » et l'
« effet » ; nous avons perfectionné l'image du devenir, mais nous ne sommes
pas allés au delà de cette image, ni derrière. La suite des « causes » se
présente en tous les cas plus complète devant nous ; nous déduisons : il
faut que telle ou telle chose ait précédé pour que telle autre suive,—mais
par cela nous n'avons rien compris. La qualité par exemple, dans chaque
processus chimique, apparaît, avant comme après, comme un « miracle », de
même tout mouvement continu ; personne n'a « expliqué » le choc. D'ailleurs,
comment saurions-nous expliquer ! Nous ne faisons qu'opérer avec des choses
qui n'existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes,
des temps divisibles, des espaces divisibles, — comment une explication
saurait-elle être possible, si, de toute chose, nous faisons d'abord une
image, notre image ? Il suffit de considérer la science comme une
humanisation des choses, aussi fidèle que possible ; nous apprenons à nous
décrire nous-mêmes toujours plus exactement, en décrivant les choses et leur
succession. Cause et effet : voilà une dualité comme il n'en existe
probablement jamais, — en réalité nous avons devant nous une continuité'
dont nous isolons quelques parties ; de même que nous ne percevons jamais un
mouvement que comme une série de points isolés, en réalité nous ne le voyons
donc pas, nous l'inférons. La soudaineté que mettent certains effets à se
détacher nous induit en erreur ; cependant cette soudaineté n'existe que
pour nous. Dans cette seconde de soudaineté il y a une infinité de
phénomènes qui nous échappent. Un intellect qui verrait cause et effet comme
une continuité et non, à notre façon, comme un morcellement arbitraire, qui
verrait le flot des événements, — nierait l'idée de cause et d'effet et de
toute conditionnalité.