Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)

La Volonté de Puissance, 1ère partie, Ch. IV, le monde pensable et mesurable,
§ 323, 324 & 325 p. 296.

323

Le monde des forces ne subit aucune diminution, car autrement dans l'infinité du temps, il se serait affaibli et aurait péri. Le monde des forces ne souffre aucun arrêt : car en ce cas ce point d'arrêt aurait été atteint et l'horloge du temps serait immobilisée. Le monde des forces ne parvient donc jamais à un point d'équilibre, il n'a pas un instant de repos, sa force et son mouvement sont d'égale grandeur en tout temps. Quel que soit l'état que ce monde puisse atteindre, il doit l'avoir atteint, et cela non pas une fois, mais des fois innombrables. Ainsi ce moment présent a déjà existé bien des fois et reviendra de même, avec une distribution des forces identique à celle d'aujourd'hui, et il en est de même de l'instant qui a engendré celui-ci et de l'instant qu'il engendrera lui-même. Homme, toute ta vie est un sablier que l'on tourne et que l'on retourne, et son contenu s'écoulera un nombre infini de fois séparées par l'intervalle d'une longue minute de temps, jusqu'à ce que le cours cyclique de l'univers ramène toutes les conditions dont tu es né. Et tu retrouveras alors chacune de tes douleurs et chacune de tes joies, et tes amis et tes ennemis, et tes espoirs et tes erreurs, et le moindre brin d'herbe et le moindre rayon de soleil, et tout l'ensemble de toutes choses. Cet anneau dont tu n'es qu'un grain brillera à perpétuité. Et dans chacun des cycles successifs de histoire humaine, il y a toujours une heure où, pour un homme isolé, puis pour beaucoup, puis pour tous, se lève la pensée puissante entre toutes, celle du Retour éternel de toute chose : chaque fois sonne alors pour l'humanité l'heure de midi.

324

Si jamais l'équilibre des forces avait été atteint, il durerait encore maintenant ; donc il ne s'est jamais produit. L'instant présent contredit cette hypothèse. Si l'on admet qu'il y ait jamais eu un état absolument identique au présent, cette hypothèse n'est pas réfutée par l'état présent. Parmi l'infinité des possibles, il faut que ce cas se soit déjà présenté, car jusqu'à l'heure présente un temps infini s'est déjà écoulé. Si l'équilibre était possible, il aurait dû se réaliser.—Et si ce moment présent a déjà existé, alors aussi celui qui l'a produit et l'antécédent de ce dernier, etc. — il en résulte que lui aussi a déjà existé une deuxième, une troisième fois — et qu'il reviendra de même une deuxième, une troisième fois, un nombre infini de fois dans le passé et dans le futur. C'est dire que tout le devenir consiste dans la répétition d'un nombre fini d'états absolument identiques entre eux. - Le nombre des combinaisons possibles, sans doute, n'entre pas dans l'imagination des cerveaux humains ; mais en tout état de cause, l'état présent est un des états possibles, abstraction faite de notre capacité ou de notre incapacité de juger en matière de possibles,—car il est réel. Il faudrait donc dire : tous les états réels doivent avoir eu dans le passé un état qui leur fût identique, à supposer que le nombre des cas ne soit pas infini et que, dans le cours du temps infini , ne puisse se réaliser qu'un nombre fini de cas ; en effet, si l'on remonte dans le passé à partir d'un état quelconque, il s'est déjà écoulé antérieurement une éternité. Le repos des forces, leur équilibre est un cas pensable ; mais il ne s'est pas présenté, donc le nombre des possibilités est supérieur à celui de réalités.—Si rien d'identique ne réparait, cela pourrait s'expliquer non par le hasard, mais par une finalité inhérente à la nature même de la force : car si l'on suppose une masse énorme de cas, la répétition fortuite d'un même coup de dés est plus probable qu'une non-identité absolue.


325

Gardons-nous d'attribuer à ce cycle une tendance, un but, ou de l'évaluer selon nos besoins, de le qualifier d'ennuyeux, de stupide, etc. Sans doute, il s'y manifeste le degré le plus haut de déraison, aussi bien que son contraire ; mais ce n'est pas la mesure qu'il faut lui appliquer, la raison et la déraison ne sont pas des prédicats convenables au tout—Gardons-nous d'imaginer que la loi de ce cycle est progressivement « devenue », d'après la fausse analogie des mouvements circulaires à l'intérieur du cycle. Il n'y a pas eu d'abord un chaos, puis peu à peu un mouvement plus harmonieux et finalement un mouvement régulier et circulaire de toutes les formes : tout cela au contraire est éternel, soustrait au devenir ; s'il y a jamais eu un chaos des forces, c'est que le chaos était éternel et a reparu dans tous les cycles. Le mouvement circulaire n'est pas « devenu », c'est la loi originelle, de même que la masse de force est la loi originelle sans exception, sans infraction possible. Tout devenir se passe à l'intérieur du cycle et de la masse de force ; ne pas employer pour caractériser le cycle éternel la fausse analogie des choses qui viennent et disparaissent, le cycle des constellations, le flux et le reflux, le jour et la nuit, ou le cycle des saisons.