Palimpsestes

Friedrich NIETZSCHE (1844-1900)

Le Gai Savoir, III, 125, trad. Vialatte, N.R.F.

L'INSENSÉ.

 - N'avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu son cri provoqua un grand rire. S'est-il perdu comme un enfant ? dit l'un. Se cache-t-il ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? Ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou bondit au milieu d'eux et les transperça du regard. « Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je vais vous le dire. Nous l'avons tué... vous et moi ! C'est nous, nous tous, qui sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné une éponge pour effacer tout l'horizon ? Qu'avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil ? Où va-t-elle maintenant ? Où allons-nous nous-mêmes ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous côtés ? Est-il encore un en-haut, un en-bas ? N'allons-nous pas errant comme par un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, de plus en plus de nuits ? Ne faut-il pas dès le matin allumer des lanternes ? N'entendons-nous encore rien du bruit que font les fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous encore rien de la décomposition divine ?... les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers ! Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu'à ce jour a saigné sous notre couteau ; ... qui nous nettoiera de ce sang ? Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelles expiations, quel jeu sacré serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour, simplement, avoir l'air dignes d'elle ? Il n'y eut jamais action plus grandiose et, quels qu'ils soient, ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause d'elle, à une histoire plus haute que, jusqu'ici, ne fut jamais aucune histoire ! » L'insensé se tut à ces mots et regarda de nouveau ses auditeurs : ils se taisaient eux aussi, comme lui, et le regardaient avec étonnement. Finalement il jeta sa lanterne sur le sol, en sorte qu'elle se brisa en morceaux et s'éteignit. « J'arrive trop tôt », dit-il alors, « mon temps n'est pas encore venu. Cet événement énorme est encore en chemin, il marche, et il n'est pas encore parvenu jusqu'à l'oreille des hommes. Il faut du temps à l'éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même quand elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cette action leur demeure encore plus lointaine que les plus lointaines constellations ; et ce sont eux pourtant qui l'ont accomplie ! » On rapporte encore que ce fou entra le même jour en diverses églises et y entonna son Requiem æternam Deo. Expulsé et interrogé, il n'aurait cessé de répondre toujours la même chose : « Que sont donc encore les églises sinon les tombeaux et les monuments funèbres de Dieu ? »