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Révolte (encore et toujours)

Je regarde ces photos de Libé supposées faire le bilan de l'année 2019 ; je lis ces textes rassemblés par le Monde ; cet ITV d'entre Morin et Debray et, enfin, un des tout premiers textes écrits l'an passé … comme si l'année entière n'avait été que bruit et fureur, colère et soulèvement. Ce qui n'est au reste pas totalement inexact.

Tout semble se passer comme si la coupe était pleine.

Je pourrais recommencer l'année avec quasiment le même texte. Cette étrange fin d'année où la trêve des confiseurs n'eut pas vraiment lieu, où les grèves se perpétuèrent dans l'indifférence des autorités semblant, avec un mépris sidéral, attendre le pourrissement du mouvement. Faux calme ne sachant ce qui se passera lundi quand tout le monde sera rentré … faux calme avant la vraie tempête ?

Ce serait méconnaître ce pays, sa culture et ses habitudes que de ne pas saisir que quelque chose - entre l'inquiétude profonde et la colère de moins en moins rentrée - fomente un avenir d'autant plus sombre que les nouvelles sur le front du climat sont de moins en moins rassurantes.

Ce qui frappe désormais c'est la surdité chronique des élites, la cécité dédaigneuse du pouvoir : entre la base et le sommet le fossé n'est plus seulement vertigineux ; ne se résume pas ) l'incompréhension ou le manque de communication : il confine à la haine !

Or quand inquiétude, mécontentement et haine se conjuguent tout devient possible.

Loin de moi l'idée d'annoncer une révolte populaire voire une révolution … Debray le dit justement :

Les révolutionnaires du siècle dernier n'ont cessé d'attendre et de préparer des choses qui n'arrivent pas, et celles qui sont arrivées les ont toujours pris au dépourvu. Ce qui arrive, c'est ce qu'on n'attend pas. Les révolutions sont d'heureuses surprises qui finissent plus mal qu'elles n'ont commencé, mais en amour aussi, rien ne vaut les plaisirs des commencements.

Oui, elles sont imprévisibles sauf en leur échec : elles ne réussissent jamais et ce qu'elles ensemencent ressemble si peu à ce qui était attendu. Dans l'idée de révolte comme dans celle de révolution il y a ce tour, retour ou détour, comme l'idée d'un cycle que le terme prend en astronomie. La révolte n'est pas linéaire : elle est rupture. Elle est inversion, ou le croit, de l'ordre établi mais ce faisant elle le reproduit irrésistiblement. Et fait mine pourtant de l'ignorer.

Je me retrouve là devant cet objet qu'on appelle révolte et qui, à la fois, inspire crainte et espérance. Fascination devant ces moments où l'histoire se piquant de passions et d'extase vous fait croire que tout devient possible ; déception ombrageuse de constater qu'à chaque fois, l'enthousiasme retombé, l'ordre reprend ses droits avec sa morose régularité de métronome quand il n'en vient pas à s'imposer avec plus de rigueur encore qu'avant. 89 se paya cher ; plus encore 93 : les restaurations sont amères.

Il faut relire Camus et son Homme Révolté et, notamment la dernière partie : la révolte est métaphysique invariablement. Elle s'en prend au mal qu'elle entreprend de combattre en tâchant d'abord de n'y pas succomber elle-même. Ce mal, indifférencié, qui va de la souffrance à l'injustice, qui est violence et massacre, mais exploitation du faible, misère et mépris, l'homme n'en est pas responsable mais pas totalement innocent pour autant puisqu'il la perpétue.

Dans ce passage, mais c'est l'époque qui le veut, Camus oppose constamment la révolte entendue d'un point de vue chrétien et d'un point de vue marxiste. Il les récuse également ce qui lui permet au moins de repérer ce qui, derrière la négation qu'impose toute révolte, il y a, bien sûr une affirmation. Mais dans les deux systèmes de pensée qu'il oppose ainsi, Camus voit le même risque, la même échappatoire. La même tragédie. Le christianisme en promettant un au-delà radieux lui semble une abdication en rase campagne laissant la matière toujours aussi violente, injuste et mortifère et l'homme seul face à son destin. Le sens chrétien en s'abandonnant au divin permet peut-être d'échapper à l'absurde … oui mais ce sens n'est pas humain ni même de ce monde. Le marxisme quant à lui, couvre l'individu du grand manteau de l'histoire pour ne plus laisser qu'une masse devenue indistincte contrefaire sa libération mais fourbir ses armes jusqu'à l'ivresse. Dans les deux cas une terrible négation : du monde, de l'homme qui dans leur opposition finissent ainsi par se ressembler.

Il n'a pas tout-à-fait tort : pour conquérir son universalité, pour devenir catholique, le christianisme dut épouser la logique des légions romaines : son royaume allait enfin être de ce monde mais en abandonnant toute intériorité à la règle des quelques ermites qui subsisteraient pour chercher dans le siècle les signes et les complicités de sa gloire.

Je lis ceci d'abord chez Camus : ce refus de sombrer dans cette négation même que l'on récuse. L'idée n'est ni nouvelle ni originale. Elle n'en est pas moins juste. On la retrouvera plus tard chez Girard et chez Serres et justifie cette gêne que l'on ressent devant tout acte violent ; devant toute révolte au moment même où elle bascule dans la violence que l'on aime à qualifier de spirale. C'est qu'elle se nourrit d'elle-même ; est montée aux extrêmes comme l'entendait Clausewitz. Car combattre c'est accepter la logique du combat : Diogène en fit les frais - le cynique hautain cherchait seulement à se hisser plus haut qu'Alexandre. Le révolté le sait : il frôle constamment la limite et manque toujours de la franchir. On aura beau considérer la positivité que cherche toute révolte, les chemins de destruction qui y conduisent la font se perdre à chaque fois.

Il y a toujours un moment où le héros, obsédé de son rêve de pureté, entreprend de l'imposer. Où commence le monstrueux.

La question centrale demeure bien celle de la violence. Oh bien sûr on peut se dresser sur ses principes et condamner a priori toute violence mais ce serait se condamner par avance à l'impuissance et laisser le champ libre à la violence des possédants, des maîtres. Oh bien sûr, on peut sans mot dire, en accepter l'usage et même la souhaiter mais c'est s'offrir tous les dangers de la machine infernale.

Question centrale ; qui ne peut que l'être où se joue à la fois notre dimension métaphysique, morale et politique. Le politique consiste précisément dans la constitution d'un espace où la violence serait prohibée. L'espace dessiné par le pomerium est celui sacré de la cité où toute violence est proscrite ; tout fictif qu'il soi,t le moment du contrat social est bien celui de la renonciation à la violence individuelle. La cité est supposée canaliser la violence ; les renoncements que l'on fait en sa faveur n'ont pas d'autre fonction : est-ce si étonnant alors que toute crise politique favorise son surgissement ?

Pensée de midi v/s pensée de minuit ?

Il y a plus chez Camus, qu'on a un peu oublié, mais qui justifia la rupture avec Sartre : la pensée du midi.

Deux paragraphes, deux paragraphes seulement, qui écornent la mainmise de la dure mécanique dialectique, du socialisme à l'allemande sur une pensée plus ouverte, plus latine. Il pointe avec des mots précis : l'esprit méditerranéen contre l'idéologie allemande : on ne saurait être plus clair. Cette pensée qu'il nomme solaire, qu'il croit méditerranéenne mais qu'il veut digne héritière de l'antiquité gréco-latine - ce qui ici non plus n'est pas original puisqu'il n'est pas de démarche sérieuse qui depuis la Renaissance n'eût cherché dans le passé antique qui à Athènes, qui à Jérusalem, qui à Rome, de quoi ressourcer et légitimer sa propre pensée et démarche - Camus la sent plus du côté de la nature que de l'histoire ; la situe du côté de la mesure contre la démesure. Le grand souci grec - rien de trop - que l'on retrouve dans le stoïcisme latin - plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde - faisait de la contemplation un moyen de prendre sa juste place dans l'ordre du monde et de l'action l'outil pour parfaire cette pensée. A sa manière le christianisme aurait pu en prolonger l'effort affirmant que le véritable royaume était ailleurs mais pour devenir universel, et le rester, il fallut bien qu'il se liât aux puissances politiques et se soumît à la logique des conquêtes. Le protestantisme en paracheva bientôt la mue : l'histoire avait pris le pas sur la nature, le collectif ordonné de la cité sur la liberté de l'individu.

Est-ce trop solliciter ce passage de Camus vers les préoccupations modernes ? je ne le crois pas. Le rapport au monde et le rapport à l'autre sont d'un même tenant ; au centre de nos préoccupations. Que c'est de penser que l'homme à la fois perd le monde et tente de le reconquérir ; que les représentations qu'il s'en forge - religieuses, philosophiques voire même scientifiques - ne sont que des truchements pour couvrir cette angoisse surgie des profondeurs. Etranger au monde, ignorant de la place qu'il peut et même seulement voudrait y prendre, l'homme, ver nu, écrira Yourcenar, se cherche c'est-à-dire, déjà se révolte.

Tout est là, écrit, de nos incertitudes comme de nos échecs : nous avons cherché dans la cité le moyen d'échapper aux rigueurs du monde et à nos propres violences. La cité que nous avons inventée n’a pas même éradiqué la violence symboliquement qui affleure à chaque instant dans nos conditions de vie et se prolonge dans le mépris, l'indifférence, l'injustice imposée au plus grand nombre.

Mais, qui plus est, dans l'affaire nous avons désormais, en plus, perdu le monde.

Le cri du révolté je puis l'entendre ; le désarroi de Camus aussi.

On a proclamé que le bonheur était une idée nouvelle en Europe ! mais le bonheur n'est pas venu. On nous a expliqué que ce fut d'avoir cantonné son action à la sphère politique que 89 avait échoué et qu'il fallait la prolonger dans l'économie. Mais ce monde nouveau qu'on nous promettait qui devait déboucher sur un homme nouveau s'est révélé un cauchemar. Après qu'elle nous eut promis, grâce aux progrès techniques et scientifiques, de vivre mieux et de pouvoir travailler moins et mieux, la modernité s'achève dans l'impécunieuse course à la performance qui épuise ses acteurs et le monde avec eux.

La modernité s'est présomptueusement enorgueillie de propulser l'âge d'or à la fin de l'histoire … Ce qui s'annonce y ressemble assez peu.

Il y a quelque chose d'ironique et de paradoxal - mais de logique finalement - dans cette tendance à vouloir trouver dans les origines de quoi comprendre les enjeux d'une révolte qui ne déteste pas, par ailleurs, se draper d’oripeaux eschatologiques. Je ne suis pas pour autant certain qu'il soit bien fécond d'aller toujours chercher des réponses dans ces modèles archaïques qu'alors invariablement on simplifiera ; je me méfie en tout cas de cette tendance à les opposer où chacun arguera d'une authenticité plus forte d'avoir puisé plus profond dans les entrailles de notre culture et de notre histoire. Je ne parviens pas à oublier les délires nazis où il ne se fut pas seulement agi de se chercher des origines d'autant plus pures que boréales mais aussi, en opposant Rome et Athènes, de s'y trouver plus barbare, plus Wille zur Macht ! Je n'arrive pas à oublier que parmi les diverses sources du nazisme, il y eut aussi une sulfureuse tendance occultiste. Je n'arrive pas plus à oublier qu'un Heidegger alla chercher le plus loin chez les présocratiques pour finir par affirmer que dès Platon on se fût déjà fourvoyé, reproduisant ainsi - sans le vouloir ? - le sempiternel modèle d'un péché originel qui eût fourvoyé tout le parcours ultérieur - un parcours qu'il faudrait alors reprendre à zéro. Comment oublier ces pseudo-linguistes qui longtemps cherchèrent dans une langue primitive commune le lointain écho de la Parole divine ou au moins une vérité depuis perdue. Ou plus près de nous, ceux qui pour sauver le marxisme invitait à relire le Capital, comme si tout était, pur dans sa gangue originelle, inscrit dans le texte sacré qu'il fallait retrouver pour redonner enfin au communisme ses lettres de noblesse.

Je n'arrive pas à oublier enfin, qu'à vouloir trop ancrer une culture à un territoire finit toujours par déraper. Camus est sans doute doublement victime de son temps : ethnocentriste comme tout européen qui peine à imaginer d'autres cultures que la sienne ; héritier de ces deux guerres mondiales et de l'horreur nazie surtout … Comment ne pas reconnaître la nuit noire dans la soldatesque prussienne et la rigueur protestante ?

C'est erreur pourtant : cette opposition entre latins et germains n'a pas de sens qui participèrent tous, même si de manière différente, à la même aire culturelle et, d'ailleurs, au même universalisme chrétien ; si le bassin méditerranéen est effectivement l'espace autour duquel s'est déployé la culture que l'on nomme occidentale, espace riche parce que carrefour indéniable entre les trois continents connus alors (Afrique, Europe et Asie) la synthèse qui s'y est opérée doit beaucoup effectivement au dialogue parfois difficile entre Athènes, Jérusalem et Rome, mais tout autant à l'héritage égyptien, à la Perse et, via les conquêtes d'Alexandre, à la découverte de l'Asie. Le miracle grec est usurpé : s'il en fut un il concerna toute la zone méditerranéenne.

En réalité c'est bien plutôt d'un point de vue métaphysique qu'il faut considérer la révolte ; certainement pas d'un point de vue historique, politique ni même géopolitique. Le point de vue de l'histoire, pour fécond qu'il put paraître, est souvent fallacieux qui autorise de tout justifier en l'érigeant en moment d'une Histoire qui nous dépasserait et qui, rusée, ferait de nous des acteurs pas si libres que cela. La dialectique parut une avancée : elle n'est que la martingale de l'horreur.

Abandonner le point de vue de l'histoire c'est retrouver le chemin de la métaphysique : les circonstances en déterminent peut-être les formes et les détails, néanmoins, parce qu'il est homme et conscient il ne se peut pas que que chacun d'entre nous ne soit à la fois angoissé de sa place dans le monde et de la valeur de son existence et contraint, car il n'y peut échapper même s'il l'imagine, de lui en inventer un. Il ne se peut pas qu'il ne dise non mais il ne se peut pas plus que ce non ne suggère en réalité un oui. Comprendre l'humanité de l'homme c'est partir de là, de cette universalité humaine de condition comme la nommait Sartre ; rapports de production et lutte de classe n'en sont que des formes.

Il n'y a pas de révolte qui ne soit à la fois un refus du monde tel qu'il se présente et la volonté de lui substituer un autre ordre qui eût un sens humain. C'est à partir de ce refus qu'il faut comprendre l'essence de la révolte. Comment ne pas comprendre que l'effort de pensée, mythique ou scientifique, revêt exactement la même forme : il s'agira toujours d'expliquer ce qu'on voit pas ce qu'on ne voit pas. Morale, religions, philosophies théories politiques et scientifiques, techniques et art relèvent du même cri ; de la même révolte ; du même effroi.

Il faut partir de là.

Le conflit profond de ce siècle ne s'établit peut-être pas tant entre les idéologies allemandes de l'histoire et la politique chrétienne, qui d'une certaine manière sont complices, qu'entre les rêves allemands et la tradition méditerranéenne, les violences de l'éternelle adolescence et la force virile, la nostalgie, exaspérée par la connaissance et les livres, et le courage durci et éclairé dans la course de la vie ; l'histoire enfin et la nature.

Il y aurait tant à dire sur cette opposition entre éternelle adolescence et force virile, nostalgie et courage : manière à coup sûr caricaturale - c'est bien ceci qui me gêne - d'opposer la sage méditation des uns et l'ivresse d'action des autres. C'est erreur parce que c'est oublier Rome ; c'est oublier qu'Athènes fût, même brièvement, un vaste empire à l'influence incommensurable. C'est moins une erreur quand il s'agit d'opposer histoire et nature.

Fut ce un moment ? l'apport de tel ou tel ou bien simplement une tentation omniprésente, universelle ? Comment savoir ? Je ne suis pas même certain que ceci ait de l'importance. Mais ce serait commettre la même erreur que d'imaginer le Contrat social autrement que comme une fiction, au mieux une hypothèse habile. Toujours est-il qu'en face d'une attitude un peu trop hâtivement qualifiée de sage, de soumise, d'aucuns tentèrent d'outrepasser la ligne, de refuser mal, souffrance et injustice ; tentèrent de se faire une place. Les grecs payèrent très cher l'outrecuidance de penser pouvoir s'étendre à l'infini. Rome, non ! Que les premiers fussent plus contemplatifs que les seconds n'est même pas avéré. Disons que cette antinomie nous arrange : mais elle est fausse. Rome en tout cas se posa moins de questions … et avança. Ne crut ni en l'enracinement ni à la pureté : Rome avança. Et assimila tout ce qui pouvait l'affermir.

Ici Camus a raison : c'est bien affaire de mesure et de démesure ! Je ne crois absolument pas que certaines cultures fussent plus méditatives, moins entreprenantes, plus soumises que d'autres - bref plus religieuses - non, Rome était très pieuse ! Je suis plutôt convaincu que toutes en même temps furent à la fois méditatives et entreprenantes ; tempérées et révoltées. Ainsi de la tradition biblique - et ce dès l'Ancien Testament et donc la tradition hébraïque - qui certes soumet l'homme à un Dieu vengeur et colérique mais un Dieu qui en même temps lui donne une place, confie la tâche de nommer les êtres et noue avec lui une Alliance. Et renonce bientôt à le détruire. Oui, bien sûr, contrairement à la pensée grecque, il y a ici un texte sacré, une vérité révélée à quoi il faut donc se conformer mais la manière de le faire, la manière d'aimer ou de servir, selon les termes bibliques, est laissée au libre arbitre humain. Libre à lui de se révolter ; mais aussi d'inventer sa manière d'être au monde. Sa manière d'aimer et servir son Dieu ! Jérusalem invente l'interprétation et l'interprétation de l'interprétation. Jérusalem attend des signes et déploie pour ne pas les rater un univers de mots, de sens, de séphiroths ! Bien sûr théologie n'équivaut pas à philosophie ; bien entendu Athènes peut inventer la philosophie parce que, dubitative, elle rejette ce qui se pense et croit autour d'elle ; se demande quoi penser et ce que vaut la pensée qu'elle élabore ! Mais comment ne pas comprendre que c'est encire ici univers de mots. C'est erreur de croire que la foi est solution ! non elle n'est réponse de rien ; se contente d'offrir forme aux questions ! Je ne suis même pas certain qu'elle soit soumission !

Ce que Jérusalem invente c'est un ciel qui pour la première fois n'est pas menace mais espoir ; n'est pas obstacle mais chemin. Athènes est peut-être foncièrement pessimiste de croire l'existence vouée à l'injustice et à la démesure, pourtant, malgré ceci - ou plutôt à cause de ceci, avec cette certitude qu'un certain ordre et possible, il invente et la philosophie et la démocratie. Athènes ne se révolte pas mais pour autant ne se soumet pas non plus puisque invente la cité et le risque de la cité. Rome, enfin, se bat, conquiert invente le droit et le citoyen mais parce que Rome se bat, elle donne à l'universalité une réalité concrète et à l'emprise culturelle une puissance jusque là inégalée.

Camus ne donne pas à démesure le sens que les grecs donnèrent à ὕϐρις mais il y s'agit identiquement d'une ligne à ne pas franchir, celle où, par soucis d'accomplir libération et justice on en viendrait à se nier soi-même et à devenir tyran. Ce moment imbécile où le libérateur se fait tyran. Clemenceau n'avait sans doute pas tort de rappeler que la Révolution est un bloc : Robespierre et la Terreur ont laissé des traces … jusqu'à ce silence assourdissant de Saint Just acceptant de mourir sans rien dire comme s'il avait subitement cessé de pouvoir suivre d le cours des événements ou que les dieux l'eussent abandonné. Ce silence qui fascine tellement Malraux

 

J'aime assez que dans la définition qu'il en donne Malraux voit dans le héros quelqu'un qui à la fois tutoie les étoiles - il est poussé par les dieux et ne saurait tenir ses qualités de lui seul - et subitement perd la main, quitte la scène comme abandonné par le grand souffle de l'histoire. Je crois, oui, qu'il y a dans ces grands acteurs que l'histoire nous propose, en ceux que nous nommons des héros où les grecs voyaient des demi-dieux, des hommes qui frôlent la ligne, celle-là même que l'on pourrait nommer bordure sacrée du politique, et parfois, pour leur malheur, la franchissent. Cette ligne c'est celle qui fera dire à Danton le 10 mars 93 :

Soyons terribles, pour dispenser au peuple de l'être !

Il n'y a pas à s'étonner ni que Camus évoque tant l'absurde ni surtout la fascination et le risque du nihilisme : il sait que la logique de la révolte est mortifère. On ne règne pas innocemment avait dit St Just ! Non plus qu'on ne ferait la révolution avec modération, ou qu'on n'aimât avec modération. La ligne est là devant ; elle sera franchie - invariablement. C'est pour cela que le christianisme avait tant choqué les romains ; pour cela qu'il est insolite : il met en évidence combien - l'existence de l'homme est déjà révolte contre Dieu les cieux ; le destin ; que surtout toute révolte en avançant charrie son lot de cadavres. S'il y a tragique c'est en ceci : exister c'est déjà maudire.

Les discours de Robespierre sur la vertu sont superbes. Mais terrifiants.

Il fallait sans doute s'éloigner de la ligne ; transiger … ou se taire

La mesure, face à ce dérèglement, nous apprend qu'il faut une part de réalisme à toute morale : la vertu toute pure est meurtrière ; et qu'il faut une part de morale à tout réalisme : le cynisme est meurtrier. C'est pourquoi le verbiage humanitaire n'est pas plus fondé que la provocation cynique.

Pas de grâce possible, en somme, sans pesanteur.

 

Voici de l'inédit

Pour Camus, le miracle de l'Europe aura longtemps été cet équilibre fragile et polémique entre midi et minuit ; entre une rage de dominer et conquérir le monde tellement réduit à l'état de chose qu'il en serait devenu marchandise, tellement désenchanté qu'il n'aura plus été qu'enjeux de domination, d'un côté ; et un souci plus esthétique, nostalgique de comprendre le monde en tout cas de ne pas l'enlaidir. Rompu, cet équilibre aurait ouvert la voie aux seuls empiétements politiques et économiques. Et stériliser la pensée en nous faisant perdre le monde et le temps du monde.

Il attend, espère, que renaisse cette pensée de midi :

L'Europe n'a jamais été que dans cette lutte entre midi et minuit. Elle ne s'est dégradée qu'en désertant cette lutte, en éclipsant le jour par la nuit. La destruction de cet équilibre donne aujourd'hui ses plus beaux fruits. Privés de nos médiations, exilés de la beauté naturelle, nous sommes à nouveau dans le monde de l'Ancien Testament, coincés entre des Pharaons cruels et un ciel implacable. Dans la misère commune, la vieille exigence renaît alors ; la nature à nouveau se dresse devant l'histoire.

Mais précisément, cette nature, érodée et souillée par l'histoire, ne se dresse plus et fait elle-même partie des décombres et des champs de bataille.

Voici pourquoi les révoltes d'aujourd'hui ont quelque chose d'éminemment eschatologique. Elles touchent au terme ; à l'extrême. Elles ne décideront pas seulement de l'avenir ; elle détermineront si avenir aujourd'hui il y a encore.

Camus avait senti déjà ce qu'avait d'inédit cette bombe qui allait autoriser des destructions finales. Jamais l'humanité n'avait eu ainsi la capacité de tout détruire - ni elle avec. Désormais c'est une question de survie, avant même de savoir de quelle survie il s'agit ! Jamais l'expression utilisée par Léon Blum - extermination biblique - n'aura été si juste. Bourreaux et victimes sont emportés dans le même tourbillon de proscription et de haine. Je devine bien ces années de plomb que furent ces années d'après-guerre où il sembla qu'on n'eût à choisir qu'entre la soumission aveugle à la terreur stalinienne ou la soumission résignée à une médiocrité bourgeoise aussi injuste que pateline.

Faut-il donc renoncer à toute révolte, soit que l'on accepte, avec ses injustices, une société qui se survit, soit que l'on décide, cyniquement, de servir contre l'homme la marche forcenée de l'histoire ? Après tout, si la logique de notre réflexion devait conclure à un lâche conformisme, il faudrait l'accepter comme certaines familles acceptent parfois d'inévitables déshonneurs. Si elle devait aussi justifier toutes les sortes d'attentats contre l'homme, et même sa destruction systématique, il faudrait consentir à ce suicide. Le sentiment de la justice, pour finir, y trouverait son compte : la disparition d'un monde de marchands et de policiers. *

Les choses n'ont pas changé : elles sont pires. Voici venu le temps de ce despotisme mou qu'avait envisagé Tocqueville !

La réponse de Camus est belle : est-elle encore d'actualité ? C'est celle de l'engagement non pas calculé ; non pas mesuré. Total ! et suis assez sensible que ceci s'énonçât en ses lignes sous le terme de générosité

La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent.

Cette question s'impose à tous ! non pas demain, aujourd'hui. Et c'est bien le plus difficile parce que nous avons tous des raisons de différer notre engagement. C'est pour cela qu'est important l'engagement des jeunes autour des questions climatiques, même si l'on peut regretter qu'il n'ait pas plus d'assises théoriques ni de sens de l'histoire ; mais c'est aussi pour ceci aussi qu'il dérange tant : il ne répond à aucun des canons utilitaristes ordinaires !

Je ne suis cependant pas certain que ma génération soit la mieux préparée pour s'engager : fille des trente glorieuses, elle est venue trop tard après les grands cataclysmes de la première moitié du siècle et n'a d'abord connu que le bien-être douceâtre d'une technique avançant à pas de géant et d'une consommation aussi échevelée qu'anesthésiante. Que sait-elle de la dureté de l'existence, elle qui n'a vu dans la réalité qu'une campagne où se reposer ou des plages où dorer ; dans la nature qu'un bien de consommation comme les autres ; dans le politique non plus le truchement d'une libération mais la seule organisation à bien manager en repoussant à l'extérieur toute source de heurts, de violence ou de conflit ? Monde de marchands et de policiers ! Elle n'a pour comprendre la crise ni l'expérience, ni les outils théoriques.

Cette génération est manchote !

Oui sans doute sommes-nous arrivés au terme, au bout ! c'est bien ce que signifie eschatologie : ἔσχατος c'est la limite ! Le terme apparait 53 fois dans le Nouveau Testament mais la chose est évidemment présente dans la tradition hébraïque. A chaque fois, poussée aux extrêmes, notre histoire se promet un avenir radieux non sans être passé, préalablement par une période d'épreuves, de douleurs et de destruction. Tout le génie des idéologies tint souvent en ce savant dosage d'horreurs et de rêve, dans cette nécessaire purgation qu'il faudrait avaler comme une salutaire mais amère potion.

Le temps est au retour des barbares : mais écrire ceci c'est laisser refluer les antiques craintes d'invasions incontrôlables et de cruautés infinies. On n'écrit jamais ceci impunément.

Que nous reste-t-il ? Puisqu'il n'est pas de fuite possible. Fermer les yeux et se laisser insidieusement consumer par les foudres irrésistibles ? Lutter ? mais comment être à sa place à hauteur d'un enjeu qui nous dépasse et à quoi personne n'est préparé ?

 

Comment dire qu'à la fois je crains et espère ces grandes croisées qui nous attendent ?


 


 1) Camus L'homme révolté

Mais cet exemple va plus loin qu'il ne paraît. Le jour, précisément, où la révolution césarienne a triomphé de l'esprit syndicaliste et libertaire la pensée révolutionnaire a perdu, en elle-même, un contrepoids dont elle ne peut, sans déchoir, se priver. Ce contrepoids, cet esprit qui mesure la vie, est celui-là même qui anime la longue tradition de ce qu'on peut appeler la pensée solaire et où, depuis les Grecs, la nature a toujours été équilibrée au devenir. L'histoire de la première Internationale où le socialisme allemand lutte sans arrêt contre la pensée libertaire des Français, des Espagnols et des Italiens, est l'histoire des luttes entre l'idéologie allemande et l'esprit méditerranéen [3]. La commune contre l'État, la société concrète contre la société absolutiste, la liberté réfléchie contre la tyrannie rationnelle, l'individualisme altruiste enfin contre la colonisation des masses, sont alors les antinomies qui traduisent, une fois de plus, la longue confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l'histoire de l'Occident, depuis le monde antique. Le conflit profond de ce siècle ne s'établit peut-être pas tant entre les idéologies allemandes de l'histoire et la politique chrétienne, qui d'une certaine manière sont complices, qu'entre les rêves allemands et la tradition méditerranéenne, les violences de l'éternelle adolescence et la force virile, la nostalgie, exaspérée par la connaissance et les livres, et le courage durci et éclairé dans la course de la vie ; l'histoire enfin et la nature. Mais l'idéologie allemande est en ceci une héritière. En elle s'achèvent vingt siècles de vaine lutte contre la nature au nom d'un dieu historique d'abord et de l'histoire divinisée ensuite. Le christianisme sans doute n'a pu conquérir sa catholicité qu'en assimilant ce qu'il pouvait de la pensée grecque. Mais lorsque l'Église a dissipé son héritage méditerranéen, elle a mis l'accent sur l'histoire au détriment de la nature, fait triompher le gothique sur le roman et, détruisant une limite en elle- même, elle a revendiqué de plus en plus la puissance temporelle et le dynamisme historique. La nature qui cesse d'être objet de contemplation et d'admiration ne peut plus être ensuite que la matière d'une action qui vise à la transformer. Ces tendances, et non les notions de médiation qui auraient fait la force vraie du christianisme, triomphent dans les temps modernes, et contre le christianisme lui- même, par un juste retour des choses. Que Dieu en effet soit expulsé de cet univers historique et l'idéologie allemande naît où l'action n'est plus perfectionnement mais pure conquête, c'est-à-dire tyrannie.

Mais l'absolutisme historique, malgré ses triomphes, n'a jamais cessé de se heurter à une exigence invincible de la nature humaine dont la Méditerranée, où l'intelligence est sœur de la dure lumière, garde le secret. Les pensées révoltées, celles de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire, n'ont cessé de crier cette exigence à la face du nihilisme bourgeois comme à celle du socialisme césarien. La pensée autoritaire, à la faveur de trois guerres et grâce à la destruction physique d'une élite de révoltés, a submergé cette tradition libertaire. Mais cette pauvre victoire est provisoire, le combat dure toujours. L'Europe n'a jamais été que dans cette lutte entre midi et minuit. Elle ne s'est dégradée qu'en désertant cette lutte, en éclipsant le jour par la nuit. La destruction de cet équilibre donne aujourd'hui ses plus beaux fruits. Privés de nos médiations, exilés de la beauté naturelle, nous sommes à nouveau dans le monde de l'Ancien Testament, coincés entre des Pharaons cruels et un ciel implacable. Dans la misère commune, la vieille exigence renaît alors ; la nature à nouveau se dresse devant l'histoire. Bien entendu, il ne s'agit pas de rien mépriser, ni d'exalter une civilisation contre une autre, mais de dire simplement qu'il est une pensée dont le monde d'aujourd'hui ne pourra se passer plus longtemps. Il y a, certes, dans le peuple russe de quoi donner une force de sacrifice à l'Europe, dans l'Amérique une nécessaire puissance de construction. Mais la jeunesse du monde se trouve toujours autour des mêmes rivages. jetés dans l'ignoble Europe où meurt, privée de beauté et d'amitié, la plus orgueilleuse des races, nous autres méditerranéens vivons toujours de la même lumière. Au cœur de la nuit européenne, la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore. Mais elle éclaire déjà les chemins de la vraie maîtrise.

 

2) Matthieu (10) Marc (5) Luc (6) Jean (8) Actes (3) 1 Corinthiens (5) 2 Timothée (1) Hébreux (1) Jacques (1) 1 Pierre (2) 2 Pierre (2) 1 Jean (2) Jude (1) Apocalypse (6)