V / La pensée de midi : le meurtre nihiliste

 

Le crâne irrationnel et le crime rationnel, en effet, trahissent éga- lement la valeur mise au jour par le mouvement de révolte. Et d'abord le premier. Celui qui nie tout et s'autorise à tuer, Sade, le dandy meurtrier, l'Unique impitoyable, Karamazov, les zélateurs du brigand déchaîné, le surréaliste qui tire dans la foule, revendiquent en somme la liberté totale, le déploiement sans limites de l'orgueil humain. Le nihilisme confond dans la même rage créateur et créatures. Supprimant tout principe d'espoir, il rejette toute limite et, dans l'aveuglement d'une indignation qui n'aperçoit même plus ses raisons, finit par juger qu'il est indifférent de tuer ce qui, déjà, est voué à la mort.

Mais ses raisons, la reconnaissance mutuelle d'une destinée commune et la communication des hommes entre eux, sont toujours vivantes. La révolte les proclamait et s'engageait à les servir. Du même coup, elle définissait, contre le nihilisme, une règle de conduite qui n'a pas besoin d'attendre la fin de l'histoire pour éclairer l'action et qui, pourtant, n'est pas formelle. Elle faisait, au contraire de la morale ja- cobine, la part de ce qui échappe à la règle et à la loi. Elle ouvrait les chemins d'une morale qui, loin d'obéir à des principes abstraits, ne les découvre qu'à la chaleur de l'insurrection, dans le mouvement inces- sant de la contestation. Rien n'autorise à dire que ces principes ont été éternellement, rien ne sert de déclarer qu'ils seront. Mais ils sont, dans le temps même où nous sommes. Ils nient avec nous, et tout au long de l'histoire, la servitude, le mensonge et la terreur

Il n'y a rien de commun en effet entre un maître et un esclave, on ne peut parler et communiquer avec un être asservi. Au lieu de ce dialogue implicite et libre par lequel nous reconnaissons notre ressem- blance et consacrons notre destinée, la servitude fait régner le plus terrible des silences. Si l'injustice est mauvaise pour le révolté, ce n'est pas en ce qu'elle contredit une idée éternelle de la justice, que nous ne savons où situer, mais en ce qu'elle perpétue la muette hostilité qui sépare l'oppresseur de l'opprimé. Elle tue le peu d'être qui peut venir au monde par la complicité des hommes entr'eux. De la même façon, puisque l'homme qui ment se ferme aux autres hommes, le men- songe se trouve proscrit et, à un degré plus bas, le meurtre et la violence, qui imposent le silence définitif La complicité et la communication découvertes par la révolte ne peuvent se vivre que dans le libre dialogue. Chaque équivoque, chaque malentendu suscite la mort ; le langage clair, le mot simple, peut seul sauver de cette mort [1]. Le sommet de toutes les tragédies est dans la surdité des héros. Platon a raison contre Moïse et Nietzsche. Le dialogue à hauteur d'homme coûte moins cher que l'évangile des religions totalitaires, monologué et dicté du haut d'une montagne solitaire. À la scène comme à la ville, le mono- logue précède la mort. Tout révolté, par le seul mouvement qui le dresse face à l'oppresseur, plaide donc pour la vie, s'engage à lutter contre la servitude, le mensonge et la terreur et affirme, le temps d'un éclair, que ces trois fléaux font régner le silence entre les hommes, les obscurcissent les uns aux autres et les empêchent de se retrouver dans la seule valeur qui puisse les sauver du nihilisme, la longue complicité des hommes aux prises avec leur destin.

Le temps d'un éclair. Mais cela suffit, provisoirement, pour dire que la liberté la plus extrême, celle de tuer, n'est pas compatible avec les raisons de la révolte. La révolte n'est nullement une revendication de liberté totale. Au contraire, la révolte fait le procès de la liberté totale. Elle conteste justement le pouvoir illimité qui autorise un supérieur à violer la frontière interdite. Loin de revendiquer une indépendance générale, le révolté veut qu'il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément le pouvoir de révolte de cet être. La raison profonde de l'intransigeance révoltée est ici. Plus la révolte a conscience de revendiquer une juste limite, plus elle est inflexible. Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s'il est conséquent, le droit de détruire l'être et la liberté de l'autre. Il n'humilie personne. La liberté qu'il réclame, il la revendique pour tous ; celle qu'il refuse, il l'interdit à tous. Il n'est pas seulement esclave contre maître, mais aussi homme contre le monde du maître et de l'esclave. Il y a donc, grâce à la révolte, quelque chose de plus dans l'histoire que le rapport maîtrise et servitude. La puissance illimitée n'y est pas la seule loi. C'est au nom d'une autre valeur que le révolté affirme l'impossibilité de la liberté totale en même temps qu'il réclame pour lui- même la relative liberté, nécessaire pour reconnaître cette impossibilité. Chaque liberté humaine, à sa racine la plus profonde, est ainsi relative. La liberté absolue, qui est celle de tuer, est la seule qui ne réclame pas en même temps qu'elle-même ce qui la limite et l'oblitère. Elle se coupe alors de ses racines, elle erre à l'aventure, ombre abstraite et malfaisante, jusqu'à ce qu'elle s'imagine trouver un corps dans l'idéologie.

Il est donc possible de dire que la révolte, quand elle débouche sur la destruction, est illogique. Réclamant l'unité de la condition humaine, elle est force de vie, non de mort. Sa logique profonde n'est pas celle de la destruction ; elle est celle de la création. Son mouvement, pour rester authentique, ne doit abandonner derrière lui aucun des termes de la contradiction qui le soutient. Il doit être fidèle au oui qu'il contient en même temps qu'à ce non que les interprétations nihilistes isolent dans la révolte. La logique du révolté est de vouloir servir la justice pour ne pas ajouter à l'injustice de la condition, de s'efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et de parier, face à la douleur des hommes, pour le bonheur. La passion nihiliste, ajoutant à l'injustice et au mensonge, détruit dans sa rage son exigence ancienne et s'enlève ainsi les raisons les plus claires de sa révolte. Elle tue, folle de sentir que ce monde est livré à la mort. La conséquence de la révolte, au contraire, est de refuser sa légitimation au meurtre puisque, dans son principe, elle est protestation contre la mort.

Mais si l'homme était capable d'introduire à lui seul l'unité dans le monde, s'il pouvait y faire régner, par son seul décret, la sincérité, l'innocence et la justice, il serait Dieu lui-même. Aussi bien, s'il le pouvait, la révolte serait désormais sans raisons. S'il y a révolte, c'est que le mensonge, l'injustice et la violence font, en partie, la condition du révolté. Il ne peut donc prétendre absolument à ne point tuer ni mentir, sans renoncer à sa révolte, et accepter une fois pour toutes le meurtre et le mal. Mais il ne peut non plus accepter de tuer et mentir, puisque le mouvement inverse qui légitimerait meurtre et violence détruirait aussi les raisons de son insurrection. Le révolté ne peut donc trouver le repos. Il sait le bien et fait malgré lui le mal. La valeur qui le tient debout ne lui est jamais donnée une fois pour toutes, il doit la maintenir sans cesse. L'être qu'il obtient s'effondre si la révolte à nouveau ne le soutient. En tout cas, s'il ne peut pas toujours ne point tuer, directement ou indirectement, il peut mettre sa fièvre et sa passion à diminuer la chance du meurtre autour de lui. Sa seule vertu sera, plongé dans les ténèbres, de ne pas céder à leur vertige obscur ; enchaîné au mal, de se traîner obstinément vers le bien. S'il tue lui-même, enfin, il acceptera la mort. Fidèle à ses origines, le révolté démontre dans le sacrifice que sa vraie liberté n'est pas à l'égard du meurtre, mais à l'égard de sa propre mort. Il découvre en même temps l'honneur métaphysique. Kaliayev se place alors sous la potence et désigne visiblement, à tous ses frères, la limite exacte où commence et finit l'honneur des hommes.

 

 


 1)On remarquera que le langage propre aux doctrines totalitaires est toujours un langage scolastique ou administratif.