V / La pensée de midi : mesure et démesure : Au delà du nihilisme

 

 

Il y a donc, pour l'homme, une action et une pensée possibles au niveau moyen qui est le sien. Toute entreprise plus ambitieuse se révèle contradictoire. L'absolu ne s'atteint ni surtout ne se crée à travers l'histoire. La politique n'est pas la religion, ou alors elle est inquisition. Comment la société définirait-elle un absolu ? Chacun peut-être cherche, pour tous, cet absolu. Mais la société et la politique ont seulement la charge de régler les affaires de tous pour que chacun ait le loisir, et la liberté, de cette commune recherche. L'histoire ne peut plus être dressée alors en objet de culte. Elle n'est qu'une occasion, qu'il s'agit de rendre féconde par une révolte vigilante.

« L'obsession de la moisson et l'indifférence à l'histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc. » Si le temps de l'histoire n'est pas fait du temps de la moisson, l'histoire n'est en effet qu'une ombre fugace et cruelle où l'homme n'a plus sa part. Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n'est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu'il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau. Pour finir, ceux-là font avancer l'histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi. Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont Parle le même poète. Mais la [374] vraie vie est présente au coeur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l'esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l'équité, l'intransigeance exténuante de la mesure. Ce qui retentit pour nous aux confins de cette longue aventure révoltée, ce ne sont pas des formules d'optimisme, dont nous n'avons que faire dans l'extrémité de notre malheur, mais des paroles de courage et d'intelligence qui, près de la mer, sont même vertu.

Aucune sagesse aujourd'hui ne peut prétendre à donner plus. La révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu'à prendre un nouvel élan. L'homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l'être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l'être. Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite. Dans son plus grand effort, l'homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l'injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d'être le scandale. Le « pourquoi ? » de Dmitri Karamazov continuera de retentir ; l'art et la révolte ne mourront qu'avec le dernier homme.

Il y a un mal, sans doute, que les hommes accumulent dans leur désir forcené d'unité. Mais un autre mal est à l'origine de ce mouvement désordonné. Devant ce mal, devant la mort, l'homme au plus profond de lui-même crie justice. Le christianisme historique n'a répondu à cette protestation contre le mal que par l'annonce du royaume, puis de la vie éternelle, qui demande la foi. Mais la souffrance use l'espoir et la foi ; elle reste solitaire alors, et sans explication. Les foules du travail, lassées de souffrir et de mourir, sont des foules sans dieu. Notre place est dès lors à leur côté, loin des anciens et des nouveaux docteurs. Le christianisme historique reporte au delà de l'histoire la guérison [375] du mal et du meurtre qui sont pourtant soufferts dans l'histoire. Le matérialisme contemporain croit aussi répondre à toutes les questions. Mais, serviteur de l'histoire, il accroît le domaine du meurtre historique et le laisse en même temps sans justification, sinon dans l'avenir qui demande encore la foi. Dans les deux cas, il faut attendre et, pendant ce temps, l'innocent ne cesse pas de mourir. Depuis vingt siècles, la somme totale du mal n'a pas diminué dans le monde. Aucune parousie, ni divine ni révolutionnaire, ne s'est accomplie. Une injustice demeure collée à toute souffrance, même la plus méritée aux yeux des hommes. Le long silence de Prométhée devant les forces qui l'accablent crie toujours. Mais Prométhée a vu, entre temps, les hommes se tourner aussi contre lui et le railler. Coincé entre le mal humain et le destin, la terreur et l'arbitraire, il ne lui teste que sa force de révolte pour sauver du meurtre ce qui peut l'être encore, sans céder à l'orgueil du blasphème.

On comprend alors que la révolte ne peut se passer d'un étrange amour. Ceux qui ne trouvent de repos ni en Dieu ni en l'histoire se condamnent à vivre pour ceux qui, comme eux, ne peuvent pas vivre : pour les humiliés. Le mouvement le plus pur de la révolte se couronne alors du cri déchirant de Karamazov : s'ils ne sont pas tous sauvés, à quoi bon le salut d'un seul ! Ainsi, des condamnés catholiques, dans les cachots d'Espagne, refusent aujourd'hui la communion parce que les prêtres du régime l'ont rendue obligatoire dans certaines prisons. Ceux-là aussi, seuls témoins de l'innocence crucifiée, refusent le salut, s'il doit être payé de l'injustice et de l'oppression. Cette folle générosité est celle de la révolte, qui donne sans tarder sa force d'amour et refuse sans délai l'injustice. Son honneur est de ne rien calculer, de tout distribuer à la vie présente et à ses frères vivants. C'est ainsi qu'elle prodigue aux hommes à venir. La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent.

La révolte prouve par là qu'elle est le mouvement même de la vie et qu'on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur, à chaque fois, fait se lever un être. Elle est donc amour et fécondité, ou elle n'est rien. La révolution sans honneur, la révolution du calcul qui, préférant un homme abstrait à l'homme de chair, nie l'être autant de fois qu'il est nécessaire, met justement le ressentiment à la place de l'amour. Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d'esclaves, qui finissent par s'offrir, aujourd'hui, sur tous les marchés d'Europe, à n'importe quelle servitude. Elle n'est plus révolte ni révolution, mais rancune et tyrannie. Alors, quand la révolution, au nom de la puissance et de l'histoire, devient cette mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée, au nom de la mesure et de la vie. Nous sommes à cette extrémité. Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu'elle soit. Par delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le savent.

Et déjà, en effet, la révolte, sans prétendre à tout résoudre, peut au moins faire face. Dès cet instant, midi ruisselle sur le mouvement même de l'histoire. Autour de ce brasier dévorant, des combats d'ombres s'agitent un moment, puis disparaissent, et des aveugles, touchant leurs paupières, s'écrient que ceci est l'histoire. Les hommes d’Europe, abandonnés aux ombres, se sont détournés du point fixe et rayonnant. Ils oublient [377] le présent pour l'avenir, la proie des êtres pour la fumée de la puissance, la misère des banlieues pour une cité radieuse, la justice quotidienne pour une vaine terre promise. Ils désespèrent de la liberté des personnes et rêvent d'une étrange liberté de l'espèce ; refusent la mort solitaire, et appellent immortalité une prodigieuse agonie collective. Ils ne croient plus à ce qui est, au monde et à l'homme vivant ; le secret de l'Europe est qu'elle n'aime plus la vie. Ses aveugles ont cru puérilement qu'aimer un seul jour de la vie revenait à justifier les siècles de l'oppression. C'est pourquoi ils ont voulu effacer la joie au tableau du monde, et la renvoyer à plus tard. L'impatience des limites, le refus de leur être double, le désespoir d'être homme les ont jetés enfin dans une démesure inhumaine. Niant la juste grandeur de la vie, il leur a fallu parier pour leur propre excellence. Faute de mieux, ils se sont divinisés et leur malheur a commencé : ces dieux ont les yeux crevés. Kaliayev, et ses frères du monde entier, refusent au contraire la divinité puisqu'ils rejettent le pouvoir illimité de donner la mort. Ils élisent, et nous donnent en exemple, la seule règle qui soit originale aujourd'hui : apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d'être dieu.

Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divinité pour partager les luttes et le destin communs. Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l'action lucide, la générosité de l'homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour. Nos frères respirent sous le même ciel que nous, la justice est vivante. Alors naît la joie étrange qui aide à vivre et à mourir et que nous refuserons désormais de renvoyer à plus tard. Sur la terre douloureuse, elle est l'ivraie inlassable, l'amère nourriture, le vent dur venu des mers, l'ancienne et la nouvelle aurore. Avec [378] elle, au long des combats, nous referons l'âme de ce temps et une Europe qui, elle, n'exclura rien. Ni ce fantôme, Nietzsche, que, pendant douze ans après son effondrement, l'Occident allait visiter comme l'image foudroyée de sa plus haute conscience et de son nihilisme ; ni ce prophète de la justice sans tendresse qui repose, par erreur, dans le carré des incroyants au cimetière de Highgate ; ni la momie déifiée de l'homme d'action dans son cercueil de verre ; ni rien de ce que l'intelligence et l'énergie de l'Europe ont fourni sans trêve à l'orgueil d'un temps misérable. Tous peuvent revivre, en effet, auprès des sacrifiés de 1905, mais à la condition de comprendre qu'ils se corrigent les uns les autres et qu'une limite, dans le soleil, les arrête tous. Chacun dit à l'autre qu'il n'est pas Dieu ; ici s'achève le romantisme. À cette heure où chacun d'entre nous doit tendre l'arc pour refaire ses preuves, conquérir, dans et contre l'histoire, ce qu'il possède déjà, la maigre moisson de ses champs, le bref amour de cette terre, à l'heure où naît enfin un homme, il faut laisser l'époque et ses fureurs adolescentes. L'arc se tord, le bois crie. Au sommet de là plus haute tension va jaillir l'élan d'une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre.