V / La pensée de midi
Révolte et meurtre

 

 

Loin de cette source de vie, en tout cas, l'Europe et la révolution se consument dans une convulsion spectaculaire. Au siècle dernier, l'homme abat les contraintes religieuses. À peine délivré pourtant, il s'en invente à nouveau, et d'intolérables. La vertu meurt, mais renaît plus farouche encore. Elle crie à tout venant une fracassante charité, et cet amour du lointain qui fait une dérision de l'humanisme contem- porain. À ce point de fixité, elle ne peut opérer que des ravages. Un jour vient où elle s'aigrit, la voilà policière, et, pour le salut de l'homme, d'ignobles bûchers s'élèvent. Au sommet de la tragédie contempo- raine, nous entrons alors dans la familiarité du crime. Les sources de la vie et de la création semblent taries. La peur fige une Europe peuplée de fantômes et de machines. Entre deux hécatombes, les échafauds s'installent au fond des souterrains. Des tortionnaires humanistes y célèbrent leur nouveau culte dans le silence. Quel cri les troublerait ? Les poètes eux-mêmes, devant le meurtre de leur frère, déclarent fièrement qu'ils ont les mains propres. Le monde entier dès lors se détourne distraitement de ce crime ; les victimes viennent d'entrer dans l'extrémité de leur disgrâce : elles ennuient. Dans les temps an- ciens, le sang du meurtre provoquait au moins une horreur sacrée ; il sanctifiait ainsi le prix de la vie. La vraie condamnation de cette époque est de donner à pensa au contraire qu'elle n'est pas assez sanglante. Le sang n'est plus visible ; il n'éclabousse pas assez haut le visage de nos pharisiens. Voici l'extrémité du nihilisme : le meurtre aveugle et furieux devient une oasis et le criminel imbécile paraît ra- fraîchissant auprès de nos très intelligents bourreaux.

Après avoir longtemps cru qu'il pourrait lutter contre Dieu avec l'humanité entière, l'esprit européen s'aperçoit donc qu'il lui faut aussi, s'il ne veut pas mourir, lutter contre les hommes. Les révoltés qui, dressés contre la mort, voulaient bâtir sur l'espèce une farouche immortalité, s'effraient d'être obligés de tuer à leur tour. S'ils reculent pourtant, il leur faut accepter de mourir ; s'ils avancent, de tuer. La révolte, détournée de ses origines et cyniquement travestie, oscille à tous les niveaux entre le sacrifice et le meurtre. Sa justice qu'elle espérait distributive est devenue sommaire. Le royaume de la grâce a été vaincu, mais celui de la justice s'effondre aussi. L'Europe meurt de cette déception. Sa révolte plaidait pour l'innocence humaine et la voilà raidie contre sa propre culpabilité. À peine s'élance-t-elle vers la totalité qu'elle reçoit en partage la solitude la plus désespérée. Elle voulait entrer en communauté et elle n'a plus d'autre espoir que de rassembler, un à un, au long des années, les solitaires qui marchent vers l'unité.

Faut-il donc renoncer à toute révolte, soit que l'on accepte, avec ses injustices, une société qui se survit, soit que l'on décide, cyniquement, de servir contre l'homme la marche forcenée de l'histoire ? Après tout, si la logique de notre réflexion devait conclure à un lâche conformisme, il faudrait l'accepter comme certaines familles acceptent parfois d'inévitables déshonneurs. Si elle devait aussi justifier toutes les sortes d'attentats contre l'homme, et même sa destruction systématique, il faudrait consentir à ce suicide. Le sentiment de la justice, pour finir, y trouverait son compte : la disparition d'un monde de marchands et de policiers.

Mais sommes-nous encore dans un monde révolté ; la révolte n'est- elle pas devenue, au contraire, l'alibi de nouveaux tyrans ? Le « Nous sommes » contenu dans le mouvement de révolte peut-il, sans scandale ou sans subterfuge, se concilier avec le meurtre ? En assignant à l'oppression une limite en deçà de laquelle commence la dignité commune à tous les hommes, la révolte définissait une première valeur. Elle met- tait au premier rang de ses références une complicité transparente des hommes entre eux, une texture commune, la solidarité de la chaîne, une communication d'être à être qui rend les hommes ressemblants et ligués. Elle faisait accomplir ainsi un premier pas à l'esprit aux pri- ses avec un monde absurde. Par ce progrès, elle rendait plus angoissant encore le problème qu'elle doit maintenant résoudre face au meurtre. Au niveau de l'absurde, en effet, le meurtre suscitait seule- ment des contradictions logiques ; au niveau de la révolte, il est déchirement. Car il s'agit de décider s'il est possible de tuer celui, quel- conque, dont nous venons enfin de reconnaître la ressemblance et de consacrer l'identité. La solitude à peine dépassée, faut-il donc la re- trouver définitivement en légitimant l'acte qui retranche de tout ? Forcer à la solitude celui qui vient d'apprendre qu'il n'est pas seul, n'est-ce pas le crime définitif contre l'homme ?

En logique, on doit répondre que meurtre et révolte sont contradic- toires. Qu'un seul maître soit, en effet, tué, et le révolté, d'une certaine manière, n'est plus autorisé à dire la communauté des hommes dont il tirait pourtant sa justification. Si ce monde n'a pas de sens supérieur, si l'homme n'a que l'homme pour répondant, il suffit qu'un homme retranche un [348] seul être de la société des vivants pour s'en exclure lui-même. Lorsque Caïn tue Abel, il fuit dans les déserts. Et si les meurtriers sont foule, la foule vit dans le désert et dans cette autre sorte de solitude qui s'appelle promiscuité.

Dès qu'il frappe, le révolté coupe le monde en deux. Il se dressait au nom de l'identité de l'homme avec l'homme et il sacrifie l'identité en consacrant, dans le sang, la différence. Son seul être, au coeur de la misère et de l'oppression, était dans cette identité. Le même mouvement, qui visait à l'affirmer, le fait donc cesser d'être. Il peut dire que quelques-uns, ou même presque tous, sont avec lui. Mais, qu'il manque un seul être au monde irremplaçable de la fraternité, et le voilà dépeuplé. Si nous ne sommes pas, je ne suis pas, ainsi s'expliquent l'infinie tristesse de Kaliayev et le silence de Saint-Just. Les révoltés, décidés à passer par la violence et le meurtre, ont beau, pour garder l'espoir d'être, remplacer le Nous sommes par le Nous serons. Quand le meurtrier et la victime auront disparu, la communauté se refera sans eux. L'exception aura vécu, la règle redeviendra possible. Au niveau de l'histoire, comme dans la vie individuelle, le meurtre est ainsi une exception désespérée ou il n'est rien. L'effraction qu'il effectue dans l'ordre des choses est sans lendemain. Il est insolite et ne peut donc être utilisé, ni systématique, comme le veut l'attitude purement historique. Il est la limite qu'on ne peut atteindre qu'une fois et après laquelle il faut mourir. Le révolté n'a qu'une manière de se réconcilier avec son acte meurtrier s'il s'y est laissé porter : accepter sa propre mort et le sacrifice. Il tue et meurt pour qu'il soit clair que le meurtre est impossible. Il montre alors qu'il préfère en réalité le Nous sommes au Nous serons. Le bonheur tranquille de Kaliayev dans sa prison, la sérénité de Saint-Just marchant vers l'échafaud sont à leur tour expliqués. Au-delà de cette extrême frontière commencent la Contradiction et le nihilisme.