V / La pensée de midi : le meurtre historique

 

La révolte se déploie aussi dans l'histoire qui demande non seule- ment des options exemplaires, mais encore des attitudes efficaces. Le meurtre rationnel risque de s'en trouver justifié. La contradiction révoltée se répercute alors dans des antinomies apparemment insolubles dont les deux modèles, en politique, sont d'une part l'opposition de la violence et de la non-violence, d'autre part celle de la justice et de la liberté. Essayons de les définir dans leur paradoxe.

La valeur positive contenue dans le premier mouvement de révolte suppose le renoncement à la violence de principe. Elle entraîne, par conséquent, l'impossibilité de stabiliser une révolution. La révolte traîne sans cesse avec elle cette contradiction. Au niveau de l'histoire, elle se durcit encore. Si je renonce à faire respecter l'identité humaine, j'abdique devant celui qui opprime, je renonce à la révolte et retourne à un consentement nihiliste. Le nihilisme alors se fait conserva- teur. Si j'exige que cette identité soit reconnue pour être, je m'engage dans une action qui, pour réussir, suppose un cynisme de la violence, et nie cette identité et la révolte elle-même. En élargissant encore la contradiction, si l'unité du monde ne peut lui venir d'en haut, l'homme doit la construire à sa hauteur, dans l'histoire. L'histoire, sans valeur qui la transfigure, est régie par la loi de l'efficacité. Le matérialisme historique, le déterminisme, la violence, la négation de toute liberté qui n'aille pas dans le sens de l'efficacité, le monde du courage et du silence sont les conséquences les plus légitimes d'une pure philosophie de l'histoire. Seule, dans le monde d'aujourd'hui, une philosophie de l'éternité peut justifier la non-violence. À l'historicité absolue elle objectera la création de l'histoire, à la situation historique elle demandera son origine. Pour finir, consacrant alors l'injustice, elle remettra à Dieu le soin de la justice. Aussi bien, ses réponses, à leur tour, exigeront la foi. On lui objectera le mal, et le paradoxe d'un Dieu tout-puissant et malfaisant, ou bienfaisant et stérile. Le choix restera ouvert entre la grâce et l'histoire, Dieu ou l'épée.

Quelle peut être alors l'attitude du révolté ? Il ne peut se détourner du monde et de l'histoire sans renier le principe même de sa révol- te, choisir la vie éternelle sans se résigner, en un sens, au mal. Non chrétien, par exemple, il doit aller jusqu'au bout. Mais jusqu'au bout signifie choisir l'histoire absolument et le meurtre de l'homme avec elle, si ce meurtre est nécessaire à l'histoire : accepter la légitimation du meurtre est encore renier ses origines. Si le révolté ne choisit pas, il choisit le silence et l'esclavage d'autrui. Si, dans un mouvement de désespoir, il déclare choisir à la fois contre Dieu et l'histoire, il est le témoin de la liberté pure, c'est-à-dire de rien. Au stade historique qui est le nôtre, dans l'impossibilité d'affirmer une raison supérieure qui ne trouve sa limite dans le mal, son apparent dilemme est le silence ou le meurtre. Dans les deux cas, une démission.

Ainsi encore de la justice et de la liberté. Ces deux exigences sont déjà au principe du mouvement de révolte, et on les retrouve dans l'élan révolutionnaire. L'histoire des révolutions montre cependant qu'elles entrent presque toujours en conflit comme si leurs exigences mutuelles se trouvaient inconciliables. La liberté absolue, c'est le droit pour le plus fort de dominer. Elle maintient donc les conflits qui profitent à l'injustice. La justice absolue passe par la suppression de toute contradiction : elle détruit la liberté [1]. La révolution pour la justice, par la liberté, finit par les dresser l'une contre l'autre. Il y a ainsi dans chaque révolution, une fois liquidée la caste qui dominait jusque-là, une étape où elle suscite elle-même un mouvement de révolte qui indique ses limites et annonce ses chances d'échec. La révolution se propose, d'abord, de satisfaire l'esprit de révolte qui lui a donné naissance ; elle s'oblige à le nier, ensuite, pour mieux s'affirmer elle même. Il y a, semble-t-il, une opposition irréductible entre le mouvement de la révolte et les acquisitions de la révolution.

Mais ces antinomies n'existent que dans l'absolu. Elles supposent un monde et une pensée sans médiations. Il n'y a pas, en effet, de conciliation possible entre un dieu totalement séparé de l'histoire et une histoire purgée de toute transcendance. Leurs représentants sur terre sont effectivement le yogi et le commissaire. Mais la différence entre ces deux types d'hommes n'est pas, comme on le dit, la différence entre la vaine pureté et l'efficacité. Le premier choisit seulement l'inefficacité de l'abstention et le second celle de la destruction. Parce que tous deux rejettent la valeur médiatrice que la révolte au contraire révèle, ils ne nous offrent, également éloignés du réel, que deux sortes d'impuissance, celle du bien et celle du mal.

Si, en effet, ignorer l'histoire revient à nier le réel, c'est encore s'éloigner du réel que de considérer l'histoire comme un tout qui se suffit à lui-même. La révolution du XXe siècle croit éviter le nihilisme, être fidèle à la vraie révolte, en remplaçant Dieu par l'histoire. Elle fortifie le premier, en réalité, et trahit la seconde. L'histoire, dans son mouvement pur, ne fournit par elle-même aucune valeur. Il faut donc vivre selon l'efficacité immédiate, et se taire ou mentir. La violence systématique, ou silence imposé, le calcul ou mensonge concerté deviennent des règles inévitables. Une pensée purement historique est donc nihiliste : elle accepte totalement le mal de l'histoire et s'oppose en ceci à la révolte. Elle a beau affirmer en compensation la rationalité absolue de l'histoire, cette raison historique ne sera achevée, n'aura de sens complet, ne sera raison absolue justement, et valeur, qu'à la fin de l'histoire. En attendant, il faut agir, et agir sans règle morale pour que la règle définitive vienne au jour. Le cynisme, comme attitude politique n'est logique qu'en fonction d'une pensée absolutis- te, c'est-à-dire le nihilisme absolu d'une part, le rationalisme absolu de l'autre [2]. Quant aux conséquences, il n'y a pas de différence en- tre les deux attitudes. Dès l'instant où elles sont acceptées, la terre est déserte.

En réalité, l'absolu purement historique n'est même pas concevable. La pensée de Jaspers, par exemple, dans ce qu'elle a d'essentiel, souligne l'impossibilité pour l'homme de saisir la totalité, puisqu'il se trouve à l'intérieur de cette totalité. L'histoire, comme un tout, ne pourrait exister qu'aux yeux d'un observateur extérieur à elle-même et au monde. Il n'y a d'histoire, à la limite, que pour Dieu. Il est donc impossible d'agir suivant des plans embrassant la totalité de l'histoire universelle. Toute entreprise historique ne peut être alors qu'une aventure plus ou moins raisonnable ou fondée. Elle est d'abord un risque. En tant que risque, elle ne saurait justifier aucune démesure, au- cune position implacable et absolue.

Si la révolte pouvait fonder une philosophie, au contraire, ce serait une philosophie des limites, de l'ignorance calculée et du risque. Celui qui ne peut tout savoir ne peut tout tuer. Le révolté, loin de faire un absolu de l'histoire, la récuse et la met en contestation, au nom d'une idée qu'il a de sa propre nature. Il refuse sa condition et sa condition, en grande partie, est historique. L'injustice, la fugacité, la mort se manifestent dans l'histoire. En les repoussant, on repousse l'histoire elle-même. Certes, le révolté ne nie pas l'histoire qui l'entoure, c'est en elle qu'il essaie de s'affirmer. Mais il se trouve devant elle comme l'artiste devant le réel, il la repousse sans s'y dérober. Pas une seconde, il n'en fait un absolu. S'il peut participer, par la force des choses, au crime de l'histoire, il ne peut donc le légitimer. Le crime rationnel, non seulement ne peut s'admettre au niveau de la révolte, mais encore signifie la mort de la révolte. Pour rendre cette évidence plus claire, le crime rationnel s'exerce, en premier lieu, sur les révoltés dont l'insurrection conteste une histoire désormais divinisée.

La mystification propre à l'esprit qui se dit révolutionnaire reprend et aggrave aujourd'hui la mystification bourgeoise. Elle fait passer sous la promesse d'une justice absolue l'injustice perpétuelle, le compromis sans limite et l'indignité. La révolte, elle, ne vise qu'au relatif et ne peut promettre qu'une dignité certaine assortie d'une justice relative. Elle prend le parti d'une limite où s'établit la communauté des hommes. Son univers est celui du relatif. Au lieu de dire avec Hegel et Marx que tout est nécessaire, elle répète seulement que tout est possible et, qu'à une certaine frontière, le possible aussi mérite le sacrifice. Entre Dieu et l'histoire, le yogi et le commissaire, elle ouvre un chemin difficile où les contradictions peuvent se vivre et se dépasser. Considérons ainsi les deux antinomies posées en exemple.

Une action révolutionnaire qui se voudrait cohérente avec ses origines devrait se résumer dans un consentement actif au relatif. Elle serait fidélité à la condition humaine. Intransigeante sur ses moyens, elle accepterait l'approximation quant à ses fins et, pour que l'approximation se définisse de mieux en mieux, laisserait libre cours à la parole. Elle maintiendrait ainsi cet être commun qui justifie son insurrection. Elle garderait, en particulier, au droit la possibilité permanente de s'exprimer. Ceci définit une conduite à l'égard de la justice et de la liberté. Il n'y a pas de justice, en société, sans droit naturel ou civil qui la fonde. Il n'y a pas de droit sans expression de ce droit. Que le droit s'exprime sans attendre et c'est la probabilité que, tôt ou tard, la justice qu'il fonde viendra au monde. Pour conquérir l'être, il faut partir du peu d'être que nous découvrons en nous, non le nier d'abord. Faire taire le droit jusqu'à ce que la justice soit établie, c'est le faire taire à jamais puisqu'il n'aura plus lieu de parler si la justice règne à jamais. À nouveau, on confie donc la justice à ceux qui, seuls, ont la parole, les puissants. Depuis des siècles, la justice et l'être distribués par les puissants se sont appelés bon plaisir. Tuer la liberté pour faire régner la justice, revient à réhabiliter la notion de grâce sans l'intercession divine et restaurer par une réaction vertigineuse le corps mystique sous les espèces les plus basses. Même quand la justice n'est pas réalisée, la liberté préserve le pouvoir de protestation et sauve la communication. La justice dans un monde silencieux, la justice asservie et muette, détruit la complicité et finalement ne peut plus être la justice. La révolution du XXe siècle a séparé arbitrairement, pour des fins démesurées de conquête, deux notions inséparables. La liberté absolue raille la justice. La justice absolue nie la liberté. Pour être fécondes, les deux notions doivent trouver, l'une dans l'autre, leur limite. Aucun homme n'estime sa condition libre, si elle n'est pas juste en même temps, ni juste si elle ne se trouve pas libre. La liberté, précisément, ne peut s'imaginer sans le pouvoir de dire en clair le juste et l'injuste, de revendiquer l'être entier au nom d'une parcelle d'être qui se refuse à mourir. Il y a une justice, enfin, quoique bien différente, à restaurer la liberté, seule valeur impérissable de l'histoire. Le hommes ne sont jamais bien morts que pour la liberté : ils ne croyaient pas alors mourir tout à fait.

Le même raisonnement s'applique à la violence. La non-violence absolue fonde négativement la servitude et ses violences ; la violence systématique détruit positivement la communauté vivante et l'être que nous en recevons. Pour être fécondes, ces deux notions doivent trouver leurs limites. Dans l'histoire considérée comme un absolu, la violence se trouve légitimée ; comme un risque relatif, elle est une rupture de communication. Elle doit donc conserver, pour le révolté, son caractère provisoire d'effraction, être toujours liée, si elle ne peut être évitée, à une responsabilité personnelle, à un risque immédiat. La violence de système se place dans l'ordre ; elle est, en un sens, confortable. Führerprinzip ou Raison historique, quel que soit l'ordre qui la fonde, elle règne sur un univers de choses, non d'hommes. De même que le révolté considère le meurtre comme la limite qu'il doit, s'il s'y porte, consacrer en mourant, de même la violence ne peut être qu'une limite extrême qui s'oppose à une autre violence, par exemple dans le cas de l'insurrection. Si l'excès de l'injustice rend cette dernière impossible à éviter, le révolté refuse d'avance la violence au service d'une doctrine ou d'une raison d'État. Toute crise historique, par exemple, s'achève par des institutions. Si nous n'avons pas de prise sur la crise elle-même, qui est le risque pur, nous en avons sur les institutions puisque nous pouvons les définir, choisir celles pour lesquelles nous luttons et incliner ainsi notre lutte dans leur direction. L'action révoltée authentique ne consentira à s'armer que pour des institutions qui limitent la violence, non pour celles qui la codifient. Une révolution ne vaut la peine qu'on meure pour elle que si elle assure sans délai la suppression de la peine de mort ; qu'on souffre pour elle la prison que si elle refuse d'avance d'appliquer des châtiments sans terme prévisible. Si la violence insurrectionnelle se déploie dans la direction de ces institutions, les annonçant aussi souvent que possible, ce sera la seule manière pour elle d'être vraiment provisoire. Quand la fin est absolue, c'est-à-dire, historiquement parlant, quand on la croit certai- ne, on peut aller jusqu'à sacrifier les autres. Quand elle ne l'est Pas, on ne peut sacrifier que soi-même, dans l'enjeu d'une lutte pour la dignité commune. La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? À cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens.

Que signifie une telle attitude en politique ? Et d'abord est-elle efficace ? Il faut répondre sans hésiter qu'elle est seule à l'être aujourd'hui. Il y a deux sortes d'efficacité, celle du typhon et celle de la sève. L'absolutisme historique n'est pas efficace, il est efficient ; il a pris et conservé le pouvoir. Une fois muni du pouvoir, il détruit la seule réalité créatrice. L'action intransigeante et limitée, issue de la révolte, maintient cette réalité et tente seulement de l'étendre de plus en plus. Il n'est pas dit que cette action ne puisse vaincre. Il est dit qu'elle court le risque de ne pas vaincre et de mourir. Mais ou bien la révolution prendra ce risque ou bien elle confessera qu'elle n'est que l'entreprise de nouveaux maîtres, justiciables du même mépris. Une révolution qu'on sépare de l'honneur trahit ses origines qui sont du règne de l'honneur. Son choix en tout cas se limite à l'efficacité matérielle, et le néant, ou le risque, et la création. Les anciens révolutionnaires allaient au plus pressé et leur optimisme était entier. Mais aujourd'hui l'esprit révolutionnaire a grandi en conscience et en clairvoyance ; il a derrière lui cent cinquante années d'expérience, sur lesquelles il peut réfléchir. De plus, la révolution a perdu ses prestiges de fête. Elle est, à elle seule, un prodigieux calcul, qui s'étend à l'univers. Elle sait, même si elle ne l'avoue pas toujours, qu'elle sera mondiale ou ne sera pas. Ses chances s'équilibrent aux risques d'une guerre universelle qui, même dans le cas d'une victoire, ne lui offrira que l'Empire des ruines. Elle peut alors rester fidèle à son nihilisme, et incarner dans les charniers la raison ultime de l'histoire. Il faudrait alors renoncer à tout, sauf à la silencieuse musique qui transfigurera encore les enfers terrestres. Mais l'esprit révolutionnaire, en Europe, peut aussi, pour la première et la dernière fois, réfléchir sur ses prin- cipes, se demander quelle est la déviation qui l'égare dans la terreur et dans la guerre, et retrouver, avec les raisons de sa révolte, sa fidélité.

 


 


 1)

Dans ses Entretiens sur le bon usage de la liberté, Jean Grenier fonde une démonstration qu'on peut résumer ainsi : la liberté ab- solue est la destruction de toute valeur ; la valeur absolue supprime toute liberté. De même, Palante : « S'il y a une vérité une et universelle, la liberté n'a pas de raison d'être. »

 

2)On voit encore, on ne saurait trop y insister, que le rationalisme absolu n'est pas le rationalisme. Entre les deux, la différence est la même qu'entre cynisme et réalisme. Le premier pousse le se- cond hors des limites qui lui donnent un sens et une légitimité. Plus brutal, il est finalement moins efficace. C'est la violence en face de la force.