V / La pensée de midi : mesure et démesure

 

L'égarement révolutionnaire s'explique d'abord par l'ignorance ou la méconnaissance systématique de cette limite qui semble inséparable de la nature humaine et que la révolte, justement, révèle. Les pensées nihilistes, parce qu'elles négligent cette frontière, finissent par se jeter dans un mouvement uniformément accéléré. Rien ne les arrête plus dans leurs conséquences et elles justifient alors la destruction totale ou la conquête indéfinie. Nous savons maintenant au bout de cette longue enquête sur la révolte et le nihilisme que la révolution sans autres limites que l'efficacité historique signifie la servitude sans limites. Pour échapper à ce destin, l'esprit révolutionnaire, s'il veut rester vivant, doit donc se retremper aux sources de la révolte et s'inspirer alors de la seule pensée qui soit fidèle à ces origines, la pensée des limites. Si la limite découverte par la révolte transfigure tout ; si toute pensée, toute action qui dépasse un certain point se nie elle-même, il y a en effet une mesure des choses et de l'homme. En histoire, comme en psychologie, la révolte est un pendule déréglé qui court aux amplitudes les plus folles parce qu'il cherche son rythme profond. Mais ce dérèglement n'est pas complet. Il s'accomplit autour d'un pivot. En même temps qu'elle suggère une nature commune des hommes, la révolte porte au jour la mesure et la limite qui sont au principe de cette nature.

Toute réflexion aujourd'hui, nihiliste ou positive, sans le savoir parfois, fait naître cette mesure des choses, que la science elle- même confirme. Les quanta, la relativité jusqu'à présent, les relations d'incertitude, définissent un monde qui n'a de réalité définissable qu'à l'échelle des grandeurs moyennes qui sont les nôtres[1]. Les idéologies qui mènent notre monde sont nées au temps des grandeurs scientifiques absolues. Nos connaissances réelles n'autorisent, au contraire, qu'une pensée des grandeurs relatives. « L'intelligence, dit Lazare Bickel, est notre faculté de ne pas pousser jusqu'au bout ce que nous pensons afin que nous puissions croire encore à la réalité. » La pensée approximative est seule génératrice de réel [2]. Il n'est pas jusqu'aux forces matérielles qui, dans leur marche aveugle, ne fassent surgir leur propre mesure. C'est pourquoi il est inutile de vouloir renverser la technique. L'âge du rouet n'est plus et le rêve d'une civilisation artisanale est vain. La machine n'est mauvaise que dans son mode d'emploi actuel. Il faut accepter ses bienfaits, même si l'on refuse ses ravages. Le camion, conduit au long des jours et des nuits par son transporteur, n'humilie pas ce dernier qui le connaît dans son entier et l'utilise avec amour et efficacité. La vraie et inhumaine démesure est dans la division du travail. Mais à force de démesure, un jour vient où une machine à cent opérations, conduite par un seul homme, crée un seul objet. Cet homme, à une échelle différente, aura retrouvé en partie la force de création qu'il possédait dans l'artisanat. Le producteur anonyme se rapproche alors du créateur. Il n'est pas sûr, naturellement, que la démesure industrielle s'engagera tout de suite dans cette voie. Mais elle démontre déjà, par son fonctionnement, la nécessité d'une mesure, et elle suscite la réflexion propre à organiser cette mesure. Ou cette valeur de limite se- ra servie, en tout cas, ou la démesure contemporaine ne trouvera sa règle et sa paix que dans la destruction universelle.

Cette loi de la mesure s'étend aussi bien à toutes les antinomies de la pensée révoltée. Ni le réel n'est entièrement rationnel ni le rationnel tout à fait réel. Nous l'avons vu à propos du surréalisme, le désir d'unité n'exige pas seulement que tout soit rationnel. Il veut encore que l'irrationnel ne soit pas sacrifié. On ne peut pas dire que rien n'a de sens puisque l'on affirme par là une valeur consacrée par un jugement ; ni que tout ait un sens puisque le mot tout n'a pas de signification pour nous. L'irrationnel limite le rationnel qui lui donne à son tour sa mesure. Quelque chose a du sens, enfin, que nous devons conquérir sur le non-sens. De la même manière, on ne peut dire que l'être soit seulement au niveau de l'essence. Où saisir l'essence sinon au niveau de l'existence et du devenir ? Mais on ne peut dire que l'être n'est qu'existence. Ce qui devient toujours ne saurait être, il faut un commencement. L'être ne peut s'éprouver que dans le devenir, le devenir n'est rien sans l'être. Le monde n'est pas dans une pure fixité ; mais il n'est pas seulement mouvement. Il est mouvement et fixité. La dialectique historique, par exemple, ne fuit pas indéfiniment vers une valeur ignorée. Elle tourne autour de la limite, première valeur. Héraclite, inventeur du devenir, donnait cependant une borne à cet écoulement perpétuel. Cette limite était symbolisée par Némésis, déesse de la mesure, fatale aux démesurés. Une réflexion qui voudrait tenir compte des contradictions contemporaines de la révolte devrait demander à cette déesse son inspiration.

Les antinomies morales commencent, elles aussi, à s'éclairer à la lumière de cette valeur médiatrice. La vertu ne peut se séparer du réel sans devenir de mal. Elle ne peut non plus s'identifier absolument au réel sans se nier elle-même. La valeur morale mise à jour par la révolte, enfin, n'est pas plus au-dessus de la vie et de l'histoire que l'histoire et la vie ne sont au-dessus d'elle. À la vérité, elle ne prend de réalité dans l'histoire que lorsqu'un homme donne sa vie pour elle, ou la lui voue. La civilisation jacobine et bourgeoise suppose que les valeurs sont au-dessus de l'histoire, et sa vertu formelle fonde alors une répugnante mystification. La révolution du XXe siècle décrète que les valeurs sont mêlées au mouvement de l'histoire et sa raison historique justifie une nouvelle mystification. La mesure, face à ce dérèglement, nous apprend qu'il faut une part de réalisme à toute morale : la vertu toute pure est meurtrière ; et qu'il faut une part de morale à tout réalisme : le cynisme est meurtrier. C'est pourquoi le verbiage humanitaire n'est pas plus fondé que la provocation cynique. L'homme enfin n'est pas entièrement coupable, il n'a pas commencé l'histoire ; ni tout à fait innocent puisqu'il la continue. Ceux qui passent cette limite et affirment son innocence totale finissent dans la rage de la culpabilité définitive. La révolte nous met au contraire sur le chemin d'une culpabilité calculée. Son seul espoir, mais invincible, s'incarne, à la limite, dans des meurtriers innocents. Sur cette limite, le « Nous sommes » définit paradoxalement un nouvel individualisme. « Nous sommes », devant l'histoire, et l'histoire doit compter avec ce « Nous sommes », qui doit, à son tour, se maintenir dans l'histoire. J'ai besoin des autres qui ont besoin de moi et de chacun. Chaque action collective, chaque société supposent une discipline et l'individu, sans cette loi, n'est qu'un étranger ployant sous le poids d'une collectivité ennemie. Mais société et discipline perdent leur direction si elles nient le « Nous sommes ». À moi seul, dans un sens, je supporte la dignité commune que je ne puis laisser ravaler en moi, ni dans les autres. Cet individualisme n'est pas jouissan- ce, il est lutte, toujours, et joie sans égale, quelquefois, au sommet de la fière compassion.

 

 


 1)Voir sur ce point l'excellent et curieux article de Lazare Birkel La Physique confirme la philosophie. Empédocle, no 7.

2)La science d'aujourd'hui trahit ses origines et nie ses propres acquisitions en se laissant mettre au service du terrorisme d'État et de l'esprit de puissance. Sa punition et sa dégradation sont de ne produire alors, dans un monde abstrait que des moyens de destruction ou d'asservissement. Mais quand la limite sera atteinte, la science servira peut-être la révolte individuelle. Cette terrible nécessité maquera le tournant décisif.