Pensée de midi

 

Quant à savoir si une telle attitude trouve son expression politique dans le monde contemporain, il est facile d'évoquer, et ceci n'est qu'un exemple, ce qu'on appelle traditionnellement le syndicalisme ré- volutionnaire. Ce syndicalisme même n'est-il pas inefficace ? La réponse est simple : c'est lui qui, en un siècle, a prodigieusement amélioré la condition ouvrière depuis la journée de seize heures jusqu'à la semaine de quarante heures. L'Empire idéologique, lui, a fait revenir le socia- lisme en arrière et détruit la plupart des conquêtes du syndicalisme. C'est que le syndicalisme partait de la base concrète, la profession, qui est à l'ordre économique ce que la commune est à l'ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l'organisme s'édifie, tandis que la révolu- tion césarienne part de la doctrine et y fait entrer de force le réel. Le syndicalisme, comme la commune, est la négation au profit du réel, du centralisme bureaucratique et abstrait [1]. La révolution du XXe siècle, au contraire, prétend s'appuyer sur l'économie, mais elle est d'abord une politique et une idéologie. Eue ne peut, par fonction, éviter la terreur et la violence faite au réel. Malgré ses prétentions, elle part de l'absolu pour modeler la réalité. La révolte, inversement, s'appuie sur le réel pour s'acheminer dans un combat perpétuel vers la vérité. La première tente de s'accomplir de haut en bas, la seconde de bas en haut. Loin d'être un romantisme, la révolte, au contraire, prend le parti du vrai réalisme. Si elle veut une révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle. C'est pourquoi elle s'appuie d'abord sur les réalités les plus concrètes, la profession, le village, où transparaissent l'être, le cœur vivant des choses et des hommes. La politique, pour elle, doit se soumettre à ces vérités. Pour finir, lorsqu'elle fait avancer l'histoire et soulage la douleur des hommes, elle le fait sans terreur, sinon sans violence, et dans les conditions politiques les plus différentes [2]

Mais cet exemple va plus loin qu'il ne paraît. Le jour, précisément, où la révolution césarienne a triomphé de l'esprit syndicaliste et libertaire la pensée révolutionnaire a perdu, en elle-même, un contrepoids dont elle ne peut, sans déchoir, se priver. Ce contrepoids, cet esprit qui mesure la vie, est celui-là même qui anime la longue tradition de ce qu'on peut appeler la pensée solaire et où, depuis les Grecs, la nature a toujours été équilibrée au devenir. L'histoire de la première Internationale où le socialisme allemand lutte sans arrêt contre la pensée libertaire des Français, des Espagnols et des Italiens, est l'histoire des luttes entre l'idéologie allemande et l'esprit méditerranéen [3]. La commune contre l'État, la société concrète contre la société absolutiste, la liberté réfléchie contre la tyrannie rationnelle, l'individualisme altruiste enfin contre la colonisation des masses, sont alors les antinomies qui traduisent, une fois de plus, la longue confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l'histoire de l'Occident, depuis le monde antique. Le conflit profond de ce siècle ne s'établit peut-être pas tant entre les idéologies allemandes de l'histoire et la politique chrétienne, qui d'une certaine manière sont complices, qu'entre les rêves allemands et la tradition méditerranéenne, les violences de l'éternelle adolescence et la force virile, la nostalgie, exaspérée par la connaissance et les livres, et le courage durci et éclairé dans la course de la vie ; l'histoire enfin et la nature. Mais l'idéologie allemande est en ceci une héritière. En elle s'achèvent vingt siècles de vaine lutte contre la nature au nom d'un dieu historique d'abord et de l'histoire divinisée ensuite. Le christianisme sans doute n'a pu conquérir sa catholicité qu'en assimilant ce qu'il pouvait de la pensée grecque. Mais lorsque l'Église a dissipé son héritage méditerranéen, elle a mis l'accent sur l'histoire au détriment de la nature, fait triompher le gothique sur le roman et, détruisant une limite en elle- même, elle a revendiqué de plus en plus la puissance temporelle et le dynamisme historique. La nature qui cesse d'être objet de contemplation et d'admiration ne peut plus être ensuite que la matière d'une action qui vise à la transformer. Ces tendances, et non les notions de médiation qui auraient fait la force vraie du christianisme, triomphent dans les temps modernes, et contre le christianisme lui- même, par un juste retour des choses. Que Dieu en effet soit expulsé de cet univers historique et l'idéologie allemande naît où l'action n'est plus perfectionnement mais pure conquête, c'est-à-dire tyrannie.

Mais l'absolutisme historique, malgré ses triomphes, n'a jamais cessé de se heurter à une exigence invincible de la nature humaine dont la Méditerranée, où l'intelligence est sœur de la dure lumière, garde le secret. Les pensées révoltées, celles de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire, n'ont cessé de crier cette exigence à la face du nihilisme bourgeois comme à celle du socialisme césarien. La pensée autoritaire, à la faveur de trois guerres et grâce à la destruction physique d'une élite de révoltés, a submergé cette tradition libertaire. Mais cette pauvre victoire est provisoire, le combat dure toujours. L'Europe n'a jamais été que dans cette lutte entre midi et minuit. Elle ne s'est dégradée qu'en désertant cette lutte, en éclipsant le jour par la nuit. La destruction de cet équilibre donne aujourd'hui ses plus beaux fruits. Privés de nos médiations, exilés de la beauté naturelle, nous sommes à nouveau dans le monde de l'Ancien Testament, coincés entre des Pharaons cruels et un ciel implacable. Dans la misère commune, la vieille exigence renaît alors ; la nature à nouveau se dresse devant l'histoire. Bien entendu, il ne s'agit pas de rien mépriser, ni d'exalter une civilisation contre une autre, mais de dire simplement qu'il est une pensée dont le monde d'aujourd'hui ne pourra se passer plus longtemps. Il y a, certes, dans le peuple russe de quoi donner une force de sacrifice à l'Europe, dans l'Amérique une nécessaire puissance de construction. Mais la jeunesse du monde se trouve toujours autour des mêmes rivages. jetés dans l'ignoble Europe où meurt, privée de beauté et d'amitié, la plus orgueilleuse des races, nous autres méditerranéens vivons toujours de la même lumière. Au cœur de la nuit européenne, la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore. Mais elle éclaire déjà les chemins de la vraie maîtrise.

La vraie maîtrise consiste à faire justice des préjugés du temps, et d'abord du plus profond et du plus malheureux d'entr'eux qui veut que l'homme délivré de la démesure en soit réduit à une sagesse pauvre. Il est bien vrai que la démesure peut être une sainteté, lorsqu'elle se paye de la folie de Nietzsche. Mais cette ivrognerie de l'âme qui s'exhibe sur la scène de notre culture, est-ce toujours le vertige de la dé- mesure, la folie de l'impossible dont la brûlure ne quitte jamais plus celui qui, une fois au moins, s'y est abandonné ? Prométhée a-t-il jamais eu cette face d'ilote ou de procureur ? Non, notre civilisation se survit dans la complaisance d’âmes lâches ou haineuses, le voeu de gloriole de vieux adolescents. Lucifer aussi est mort avec Dieu et, de ses cendres, a surgi un démon mesquin qui ne voit même plus où il s'aventure. En 1950, la démesure est un confort, toujours, et une carrière, parfois. La mesure, au contraire, est une pure tension. Elle sourit sans doute et nos convulsionnaires, voués à de laborieuses apocalypses, l'en méprisent. Mais ce sourire resplendit au sommet d'un interminable effort : il est une force supplémentaire. Ces petits Européens qui nous montrent une face avare, s'ils n'ont plus la force de sourire, pourquoi prétendraient-ils donner leurs convulsions désespérées en exemples de supériorité ? La vraie folie de démesure meurt ou crée sa propre mesure. Elle ne fait pas mourir les autres pour se créer un alibi. Dans le déchirement le plus extrême, elle retrouve sa limite sur laquelle, comme Kaliayev, elle se sacrifie, s'il le faut. La mesure n'est pas le contraire de la révolte. C'est la révolte qui est la mesure, qui l'ordonne, la défend et la recrée à travers l'histoire et ses désordres. L'origine même de cette valeur nous garantit qu'elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l'intelligence. Elle ne triomphe ni de l'impossible ni de l'abîme. Elle s'équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le coeur de l'homme, à l'endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n'est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. La révolte, la séculaire volonté de ne pas subir dont parlait Barrès, aujourd'hui encore, est au principe de ce combat. Mère des formes, source de vraie vie, elle nous tient toujours debout dans le mouvement informe et furieux de l'histoire.

 


 1) Tolain, futur communard : « Les êtres humains ne s'émancipent qu'au sein des groupes naturels. »

2) Les sociétés scandinaves d'aujourd'hui, pour ne donner qu'un seul exemple, montrent ce qu'il y a d'artificiel et de meurtrier dans les oppositions purement politiques. Le syndicalisme le plus fécond s'y concilie avec la monarchie constitutionnelle et réalise l'approximation d'une société juste. Le premier soin de l'État historique et rationnel a été, au contraire, d'écraser à jamais la cellule professionnelle et l'autonomie communale.

3)Cf. la lettre de Marx à Engels (20 juillet 1870) souhaitant la vic- toire de la Prusse sur la France : « La prépondérance du proléta- riat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon. »