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Empreintes …

 

 

La première de ces photos a été prise par Cartier-Bresson en 56 non loin de Juvisy sur Orge ; la seconde parut dans le Dernier Acte d'Antoine Herscher et a été prise dans le Gard. Elles n'ont rien à voir l'une avec l'autre hormis la 4 CV.

En fait tout à voir.

Evidemment la 4CV signe toute une époque comme un peu plus tard la Dauphine : première voiture populaire de Renault, fabriquée en série à plus d'un million d'exemplaires, elle est aussi la première réussite et fierté de la toute nouvelle Régie Renault et participe ainsi à sa saga mais au mythe encore de cette France d'après-guerre se refaisant une virginité politique et morale avec ce modèle social que l"on est en train de dépenailler en ce moment.

Comment ne pas penser à cette autre, prise également par Cartier-Bresson en 1936 ? Entre les deux, une quinzaine d'années qui auront tout changé. Restent ces bords de l'eau … ces guinguettes magnifiées par la légende et le cinéma. Bords de Marne ou bords de Seine font indéniablement partie de l'iconographie de cette époque. Il y va jusqu'à la célébrissime scène d’Hôtel du Nord qui ne soit liée à une séance de pêche à La Varenne ! Le pique-nique au bord de l'eau - premières lueurs d'une classe ouvrière qui venait juste de découvrir les congés payés ou de ce petit peuple de Paris qui s'essayait à l'aisance - ce dont la 4CV allait être un des symboles.

Soixante-cinq ans plus tard, ne ressemblant plus à rien, la voici qui s'attarde, oubliée dans un garage du Gard. Ou, comme ici, au Liban !

Deux manières de la regarder : avec l'œil nostalgique de qui mesure le chemin parcouru et se demande comment alors, dans un si petit habitacle, tellement inconfortable d'ailleurs, on parvenait à faire entrer une famille complète ; avec l'œil inquiet qui repère combien l'homme, même absent, se devine partout tant il laisse derrière lui, certes quelques monuments, mais autant de déchets, de dépotoirs ; de détritus.

Il y a quelque chose de l'ordre de l'innocence coupable qui plane dans ce premier cliché : laisse-t-on des déchets derrière soi ? peut-être pas mais on longe la nature ; on la consomme. Comme un objet. Au plus près de l'eau, on ne va quand même pas marcher ! la 4 CV les a conduits jusqu'au bord du fleuve et trône comme un signe de modernité à côté de ces barques d'un autre âge ! Les deux couples, d'un certain âge déjà, s'installent comme ils sont installés dans la vie : avec confort ou commencement de confort, avec cette bonne conscience de qui croit avoir réussi sa vie - ou avoir au moins échappé au pire ! On n'ira pas pêcher, seulement pique-niquer ; on ne s'assiéra pas à même le sol mais sur des chaises pliantes amenées pour l'occasion. Et ces dames auront préparé avec soin œufs mayonnaise, bouteille et rôti froid … presque comme à la maison ; sans compter, évidemment, la thermos de café ! Tout ici respire l'urbanité triomphante et une nature maîtrisée … jusqu'aux cravates que ces messieurs ne quittent pas ; jusqu'aux robes de dimanche de ces dames qui respirent l'élégance rugueuse des classes moyennes. Jusqu'à ces quatre personnage, l'a-t-on assez remarqué, qui tournent le dos au fleuve. Ou cette autre jeune femme un peu plus loin plus soucieuse de soleil et d'elle-même que du fleuve. L'eau est un prétexte sans plus. Même le jeune couple, assis dans l'herbe, plus près de la rive, tourne le dos à l'eau ! La nature est un décor, sans plus. Plus tard les mêmes tenteront de fuir la capitale pour rejoindre une maison de campagne devenue inaccessible à cause des embouteillages.

Mais il y a dans le second, la synthèse parfaite de toute notre histoire de prédateurs : une économie produisant des marchandises toutes plus indispensables et prometteuses les unes que les autres, aussitôt périmées qu'acquises ; qui firent autrefois la joie des enfants quand la rue était encore leur domaine mais se contentent de défigurer ce qu'il reste de paysages …

Il fallait lire Marx qui est incapable d'appréhender la nature sans la présence et l'action humaine. Sans entrer dans de quelconque considération métaphysique, il a au contraire toujours conçu la réalité naturelle comme un objet toujours déjà médiatisé, socialisé, humanisé. Qu'importe ce qu'elle fut avant la présence de l'homme, sitôt l'homme la nature en porte irrémédiablement les traces.

Ce n'est pas ironique que d'écrire : les voici !

A l'autre bout de l'histoire, qui ne dure pas plus qu'une seule petite vie, des épaves que rien ne parviendra à recycler. Ou si mal ! Les traces que nous laissons sont indélébiles, dirait-on et l'irruption de notre appétit vorace aura rendu définitivement vaine l'espérance d'un cercle vertueux.

N'est-ce pas à ceci que l'on reconnaît le prédateur ? Nous avons longtemps cru que le tragique grec était étroitement lié à la conception cyclique qu'ils nourrirent du temps. Tout devant inéluctablement revenir au même, nul espoir ne semblait possible que fugace et trompeur. Le poids le plus lourd ! Mais voici que tout s'inverse. Voici que l'on ne désirerait rien tant que de voir rétabli cycle des jours, des saisons, des années, où ce cycle qu'on nous enseignait autrefois à la communale selon lequel évaporation due à la chaleur finirait par former nuages d'où des pluies irriguant les terres et alimentant les fleuves en une rotation parfois bruyante et brouillonne mais infinie.

Las, ici, la banquise est au plus bas et là, les incendies sont incontrôlables …

Même absents nos traces sont visibles partout.

Par quelle magie, cette espèce apparemment plutôt plus mal lotie que les autres, est-elle parvenue à étendre à ce point son emprise sur le réel qu'on ne voie désormais plus que lui ! partout ! Morin aurait-il raison de croire que c'est parce qu'elle est démente ?

Je comprends mieux ce récit qu'évoque Yourcenar d'une terre refusant à Dieu la poignée de boue pour donner forme à l'homme ou ce conte arabe indiquant que les animaux tremblèrent en le voyant paraître tant l'homme serait une anomalie.

Je souris en tout cas de considérer que cette automobile qui parut un temps le symbole même de nos réussites techniques et de la légitimité de cette société industrielle, cette voiture qui se vanta même d'être l'accomplissement de la liberté individuelle et la promesse de tous les loisirs et découvertes possibles, que cette voiture, oui, deviennent désormais le signe de toutes nos entraves ; l'obstacle par excellence.

Telle est en tout cas la magie de la photo : montrer le moins possible ; suggérer mais surtout nous laisser le soin - d'interpréter ? non ! - de voir ces éclisses d'humanité que nous essaimons … et oublions.