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Ne plus même laisser de traces

 

 

 

La première est de Brassaï et fut prise aux Tuileries ; la seconde de Cartier-Bresson, avenue du Maine. Les deux datent des années trente.

Que peuvent-elles bien se dire ? Voici en tout cas des personnages qui ont disparu en un siècle : les veuves ! Nombreuses après 18, elles étaient d'autant plus repérables qu'en ces temps-là elles portaient le deuil. Élégantes, toujours entortillées de fourrure, parfois du renard, chapeautées parce qu'on n'aurait su sortir en cheveu, elles se reconnaissent, se retrouvent et s'asseyent sur le banc, prennent l'air ou comme on dit, s'échangent leurs petits tracas de veuves. Tout ici respire la solitude et l'hiver. Celle-ci, à gauche, nous regarde, les yeux grands ouverts avec un étonnement las que rien ne saura durablement perturber. Elle en a tellement vu, pardi !

Elle me fait irrésistiblement penser à mon arrière grand-mère tant pour la vêture que pour l'émotion diaphane qu'elle ne laisse même plus transparaître. Ces femmes ont du naître autour des années 70 … en même temps que la République ! Vestiges d'une Belle Epoque depuis longtemps achevée, héritières d'une bourgeoisie qui s'est maintenue vaille que vaille ; attardées en cette période sans grande lueur qui ne sait pas encore, mais le sent, qu'elle reprendra la course aux horreurs avec plus d'entêtement encore … et tellement moins d'excuses. Il faut bien sortir - c'est bon pour la santé - il faut bien prendre l'air ! Alors on sort, on marche un peu : oui mais pourquoi ?

C'est à peu près la même figure triste et vide que présente - la moue boudeuse en plus - l'homme assis à une terrasse de l’avenue du Maine. Les tables ne sont pas encore dressées … il attend ou simplement fait une pause dans sa promenade quotidienne. Evidemment c'est le melon qui attire l'attention plus encore que la canne sur laquelle il s'appuie, même assis. Reste d'une position glorieuse ou distinction passée ? restes insuffisants en tout cas pour ne pas susciter cette ombrageuse grimace jetant sur la vacuité alentour un air désolé et désolant.

Rien ici ne respire la gaîté : tout laisse à deviner des ombres glissant à pas feutrés. Tout ici suppure le noir qui n'a rien à voir avec le fait que la photo soit en N&B. Sans doute est-ce ceci vieillir : errer dans une réalité où l'on n'a plus rien à faire qu'à se promener, prendre l'air. Les autres, tous les autres ont des tâches à accomplir, des métiers à exercer, des services à rendre ; eux, non ! eux, plus. Eux, contrefont la nécessité avec un entêtement presque émouvant … mais ne sont plus appelés par rien. Ils s'habillent toujours comme si leur élégance signait encore leur importance ou un rôle mais il n'est plus ici qu'habitude ou simagrées.

On n'a pas encore quitté la scène ; on s'y attarde simplement ou s'y languit. Sortir de manière sans doute aussi régulière qu'avant même si personne ne vous attend ou espère. N'avoir rien à faire.

Par effet des pirouettes démographiques, nos rues en sont désormais envahies sans pour autant s'en embarrasser.

Etre une ombre au tableau.

Qu'il est difficile décidément d'être ! est-il âge désirable ? Sûrement non ! Entre celui ingrat où l'on s'impatiente de n'être pas encore au prix de tous les excès - et parfois de toutes les vulgarités - et celui de la maturité où on se gonfle de sa fate importance en s'empêtrant dans les rêts frénétiques d'un quotidien obsédé de consommation et enfin celui final qui se contente plus souvent de ce triste renoncement aux allures de tempérance simulée … non décidément je ne parviens pas à déceler plus de charmes à l'un qu'à l'autre. Il est des petits bonheurs en chacun d'eux, parfois des joies mais plus d'épreuves que d'accomplissement.

D'où tenons-nous d'ailleurs que vivre signifie être heureux ?

La question métaphysique, un peu ridicule sans doute, resurgit à chaque recoin : pourquoi être ? qu'être ? qu'est-ce que ceci peut bien signifier être ?

Je n'en sais je crois rien ou si peu ! La sotte expérience n'est que de peu d'aide.

Reste mon souhait - mon obsession ? - …n'être pas vulgaire ! ne pas enlaidir le monde. Et s'il faut pour cela errer tel un spectre aimable mais presque déjà effacé ça me va !