Bloc-Notes 2017
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Jeux de miroir

Cette photo, qui date de 52. Elle est de Cartier-Bresson et donne à voir des gens ordinaires s'amusant, un dimanche, sans doute, dans ce qui ressemble à s'y méprendre à une guinguette. Joinville-le-Pont, les bords de Marne.

Jeu de miroirs. On se situe à moins d'une décennie de la fin de la guerre, à une quinzaine d'année à peine du Front Populaire, à quoi cette photo fait irrésistiblement songer. Miroir parce que s'interpose les images du cinéma. Pour nous qui ne l'avons pas vécu et sommes nés après, à quoi se résume 36, à quoi se réduit l'histoire sinon, toujours à des images, photos ou films, voire peinture … (voir aussi)

 

 

Il en va ici comme de 14 et c'est du reste un des effets, connu, des guerres que d'accélérer l'histoire. Regardons, ne serait ce que des scènes de rues lors des élections de mai 14 et comparons-les à d'autres quasi identiques de fin 18 : comment ne pas voir qu'entre les deux on aura changé d'époque, que dans la première le XIXe s'attarde encore, mais dans la seconde se précipite et impatiente le XXe. Il faut parfois se frotter les yeux pour comprendre que dix années à peine séparent le Front Populaire de la Libération. Alors bien sûr, ici ou là, ici notamment, quelques rémanences comme des bribes d'enfance qui renâclent à se disperser, ou cet écho presque douloureux des bonheurs enfouis. Pourtant rien de la Libération notamment le consensus lisible dans le programme du CNR qui présidera aux grandes réformes sociales n'est compréhensible sans la lumière crue que 36 avait jeté sur la misère populaire, sans l'enthousiasme de l'été 36.

Où se télescopent les images mais le récit aussi du film de Duvivier avec cette seconde fin, plus optimiste, qui convenait mieux à l'esprit des tout débuts du Front Populaire. Où la réalité, où la fiction ? Comment nier que la représentation que nous nous formons de ces années-là est puissamment constituée des images que nous ont léguées les actualités filmées aussi bien que le cinéma, alors florissant ? Les mots ne parlent pas des choses, nous le savons depuis longtemps. Entre eux et nous s'insinuent des idées, des concepts, des représentations, des combinatoires surtout. Les mots tronquent le réel en ne nous offrant que des identités figées et en biffant tout ce qui est autre, différent ou simplement en mouvement. Mais ils écorniflent notre propre humanité, tout en l'exprimant nonobstant, en faisant fi de toute sensation, émotion, cri ou souffle. Il y a sans aucun doute un abîme entre vérité et réalité ne serait ce que parce que la première omet de tisser les liens qui nous lient au monde. Il y a peut-être un en soi : j'aime à croire avec Kant qu'il est impensable ; je suis convaincu qu'il nous est inutile. La philosophie le sait depuis ses origines et les œuvres d'art le mettent en mouvement. Il serait peut-être temps que l'on distingue pensée et connaissance : il n'est de λόγος que dans ce vis-à-vis souvent vain, parfois cruel, toujours réitéré du sujet et de l'objet, que par cet effort entêté de la conscience de s'incruster dans les choses.

Alors oui, définitivement l'on peut bien tenter de faire parler les pierres, elles demeureront muettes, sombres, empesées. Voudrais-je les cerner qu'il me faudrait me reculer, prendre le large ou de la perspective, m'approcher ou du moins l'esquisser, tourner autour et me désespérer d'y jamais parvenir et dans ce va et vient constant réinventer obstinément le désir. Il n'est de monde que pour moi qui le tente, l'essaie ou le rejette.

Alors oui, dans cette photo de Cartier Bresson s'entremêlent aussi bien des images de l'été 36 que des souvenirs de cinéma mais encore des souvenirs racontés par des grand parents tout étonnés encore d'avoir pu, un jour, partir en vacances - mot inédit encore puisqu'on parlait plutôt de congés payés.

C'est à peu près le même sentiment qui m'anime quand je regarde cette seconde photo prise sur les bords de Seine du côté de Juvisy dans les années 50, où l'on voit poindre les premiers assauts de cette aisance insouciante que les années d'après-guerre allaient offrir sous le fallacieux vocable de Trente Glorieuses : la 4CV, bien sûr, mais la cravate encore, même le dimanche. Comment ne pas songer à cette autre, du même, prise en 36 ? Bords de Seine ou de Marne, les mêmes barques ; une tenue sans doute plus insouciante à droite, un peu plus empruntée à gauche soucieux que l'on veut paraître d'une bourgeoisie subitement accessible … mais oui, la même prédilection pour le repos/repas pris au bord d'une eau qui vous ferait presque oublier cette ville que l'on ne veut ni ne peut quitter.

Douce réalité qui ne parle finalement que de nous. Les choses ne valent que par les histoires - nos histoires - qui s'y accrochent. On a beau faire, on ne sort jamais de soi mais c'est exister que de le tenter.

 

 


il faut évidemment songer aussi à cette si belle scène de Casque d'Or