Bloc-Notes 2017
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De l'impossible, faiblesse ou souffrance

Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n'y arrive pas. La dire toute, c'est impossible, matériellement : les mots y manquent. C'est même par cet impossible que la vérité tient au réel.
Lacan

C'est par cette phrase que commence, on le sait, le Télévision de J Lacan - même si la formule se retrouve ailleurs dans son Séminaire.

Si elle me revient à l'esprit c'est à la fois pour cette tribune parue dans le Monde où l'écrivain américain Ford croit pouvoir repérer que l'on aurait aux USA perdu de vue la vérité. Nul doute qu'il fasse ici référence à ces fameuses fake news qui semblent fleurir outre-atlantique et à cet exercice si curieux de la diatribe; de la saillie et de la haine ordinaire où se complait Trump. Mais c'est aussi pour cette question, posée par une étudiante, qui sembla hésiter pour le reportage photo qu'elle désirait entreprendre autour de l'Opéra, entre la réalité et sa représentation.

J'ai cherché comment lui expliquer, ne suis pas certain d'y être parvenu - suis-je d'ailleurs au clair moi-même sur ce que j'entends par vérité ou réalité, sur l'insolite confusion entre les deux ?

Esse est percipi !

Je ne crois pas au vrai - je veux dire ne pas croire qu'il soit accessible. Nos sens d'un côté ; nos conformations mentales de l'autre, forment un filtre ou un écran ; irrémédiablement. Ce réel, là, devant moi, ne sera jamais qu'un réel perçu … je ne pourrai jamais sortir de moi-même, ni de mon entendement ni de mes sens, encore moins de mes mots, et vérifier que la chose soit comme je l'appréhende. Le réel s'éloigne à la mesure de sa proximité : il se nomme opportunément objet ; il est effectivement obstacle, toujours, tout le temps. Masse brute, informe, épaisse et noire. La vérité d'abord est ce contre quoi l'on se cogne ; ce qui meurtrit, blesse ; cet insupportable ustensile qui vous ampute.

Je m'en réjouis. Parce que la vérité tue, trop souvent. On n'est pas impunément l’étendard de toutes les intolérances. Surtout parce que dans les interstices que gravent nos incertitudes s'insinuent souffle, émotion, rêve et désir - ce quelque chose que je crois être la vie.

Je regarde cette photo de F Capa prise Alexanderplatz à Berlin en Août 45. Regardez bien … il n'y a rien à voir ! Personne ne regarde personne : les deux soldats, russes, sur la droite, paraissent scruter on ne sait quoi - ou qui - là bas hors champ mais que peuvent-ils bien regarder puisqu'il n'y a rien n'y personne ; plus rien d'autre que ces ruines ; ces bâtiments encore debout comme si leur venait la rage de nous narguer, mais désossés, évidés. Les panneaux indicateurs en caractères cyrilliques disent la logique du vainqueur mais cette logique, toujours est de mort. Regardent-ils avec satisfaction ou avec effroi le spectacle morbide de leur puissance ? comment savoir ? au loin, pris de profil, ils ne laissent rien transparaître. Il sont là pour le principe ; pour le décor ! devenus aussi inutiles que ces immeubles détruits qui ne se dressent plus que pour la parade.

Voici qui étonne : le seul vivant en somme est ce vieillard au premier plan. Lui non plus, pourtant, ne nous regarde ou le photographe qui le saisit. Il a les yeux baissés du vaincu, de l'humilié ou du honteux ; le regard vide du désespéré. Il se tient là, derrière son instrument … son orgue de barbarie. Mais pour qui donc la fait-il fonctionner ? il n'y a plus ni enfants ni badauds traînant sur la place ; plus personne pour entendre la mécanique mélodie …Ainsi le seul personnage, qui trône au premier plan, demeure l'orgue. Massif, désespérément anguleux comme seule sait l'être la machine, mais intact, malgré le désastre.

Alors oui la machine à rêve, à imagination ou à interprétation peut s'enclencher. Broder autour de ce vieillard qui semble s'accrocher à un reste d'élégance ; qui ne sourit même pas mais qui, par habitude, envie ou acharnement va déclencher ritournelle et cliquetis du plaisir. A-t-il été complice ou victime de l'affreuse tyrannie qui vient de s'écrouler ? fut-il de ces braillards, sots et bavant de haine imbécile, prompts à se dénuder de toute humanité pour l'ivresse d'une puissance empruntée ou, au contraire, en fut-il une des premières victimes, inutile et débile bras impuissant ? Faut-il le plaindre, lui la victime d'une histoire trop lourde, trop cruelle ou au contraire l'abandonner lâchement à son dénuement en soupirant d'une toujours trop hâtive bonne conscience qu'après tout il l'avait bien mérité ?

Berlin, le sait-on encore fut la capitale mondiale de l'orgue de barbarie. Plus de trois mille joueurs au début du XXe perpétuaient, contre la rumeur faisant des berlinois de balourds prussiens sans humour, gaîté, facéties et joies en arpentant les rues de leurs ritournelles faciles. La légende veut que leur tradition remontât à Frédéric II refusant toute pension aux vétérans de la guerre de Sept Ans à qui restait au moins un bras, arguant qu'ils pouvaient encore faire de la musique ! Cette ladrerie royale nous dit la connivence d'entre musique et guerre, mais ceci nous le savions tous ; nous raconte une autre histoire bien plus jolie et émouvante qui est celle de la musique de la rue, des rues, dans la rue.

Le secret de cet homme planté devant nous, sans fierté ni morgue, sans même humilité mais avec cette pesée de fatalisme qui lui interdit de seulement regarder devant soi, tient dès lors en ce qu'il ne donne pas plus à voir qu'à entendre. Vertigineux silence que celui de cet orgue planté devant nous comme machine à amertume. Tendez bien l'oreille : aucun cri d'enfants sur cette place ; nul brouhaha de véhicules ; nul animal non plus … la foule affairée s'agitant vers affaires ou emplettes a disparu elle aussi et le bruissement presque rassurant de son empressement s'est englouti avec elle.

Vacuité absolue … comment savoir si elle paraphe la fin ou inaugure les vagissements d'une renaissance ?

C'est à ceci que je reconnais la vérité après quoi tous courent vainement. Elle se tient à la porte que Rome appelait Mundus et son nom n'est autre que Janus ou Hermès. Tournez autour, elle vous servira l'histoire que vous voudrez bien entendre. Elle est princesse des menteurs, déesse des marchands … les mots le disent : elle est affaire de circonstances, de cette danse que nous esquissant en tournoyant autour d'elle, du monde, de nous-mêmes.

Le désespoir de cette photo serait que même la musique en viendrait à succomber. Ceci se peut-il jamais ?

Selon la réponse que l'on consentira, l'homme chantera la mort … ou la renaissance.