Bloc-Notes 2017
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Richard Ford : « Nous, Américains, avons perdu de vue la vérité »

 

Dans une tribune au « Monde », l’écrivain américain estime que les Etats-Unis vivent dans un profond égarement et courent le risque de s’être perdus pour de bon.

 

Tribune. Avoir Donald Trump pour président, c’est un peu comme de laisser ses gosses avoir de mauvaises fréquentations – les gosses étant en l’occurrence les électeurs américains. Livrés à une influence corruptrice, il est fort à craindre qu’ils fassent une bêtise, peut-être même une bêtise irréparable qui gâchera leur vie.

Pourtant, c’est le risque sous-jacent qui est pernicieux, quoique moins flagrant. Le plus inquiétant en effet, c’est qu’ils en arrivent à considérer le mal et les mauvaises actions comme quelque chose de normal, d’acceptable voire de bon pour eux, et que, dans cette confusion, ils soient voués à s’égarer pour s’être délestés de leur boussole morale.

Trump a menti comme un arracheur de dents sur presque tout ce qui relève des procédures standards de gouvernement

Evaluer les changements en mal que le président Trump a d’ores et déjà imposés à l’Amérique et au monde n’est pas un exercice difficile ; en dix petits mois, il a remis les Etats-Unis sur une voie qui ravagerait la planète à terme. Il a délibérément fait cause commune avec des xénophobes violents et des racistes débiles. Il a tenté – sans succès pour l’instant – de retirer de vive force à des millions d’Américains dans le besoin une assurance-maladie vitale pour eux.

Il a fait de la menace nucléaire un jeu de stratégie aux mains de riches irresponsables. Il a menti comme un arracheur de dents sur presque tout ce qui relève des procédures standards de gouvernement. Et ce faisant, il a gommé la frontière qui sépare ce qui a eu lieu de ce qui n’a pas eu lieu – distinction cruciale qui permet à notre citoyenneté de garder des fondements solides.

La marchandisation de la démocratie américaine

Outre ces attaques, il menace avec constance de priver les femmes de la maîtrise de leur corps. Il s’applique à ignorer notre Constitution plutôt qu’à la comprendre. Il cherche à miner les garanties qu’elle représente contre le déni d’une protection égale pour tous par l’habeas corpus, l’établissement d’une théocratie, les châtiments cruels et inusités à l’encontre des plus fragiles de nos concitoyens (ceci n’étant qu’un échantillon aléatoire).

Pour couronner le tout, ce matamore insulte et dénigre régulièrement nos rares héros militaires authentiques, tourne en dérision les découvertes scientifiques quand leurs données ne lui conviennent pas, et a peuplé ses cabinets d’incompétents et d’industriels larbins qui se targuent de diriger le pays comme une entreprise.

 

Le président Trump fait régulièrement valoir que le bilan de sa première année dépasse de loin celui de ses 44 prédécesseurs. Pourvu qu’on y entende une ironie grinçante, cette assertion est peut-être la seule qui soit exacte. La part démontrable de l’héritage Trump se décrypte, je l’ai dit, à l’œil nu.

Développons d’ailleurs au passage ce que signifie la formule « diriger le pays comme une entreprise » dont les Républicains se gargarisent volontiers : on commence par traiter le contribuable-électeur comme un actionnaire infantile et anonyme auquel il faut raconter des histoires ; puis on personnalise le leadership pour que tout ce qui est « bon » pour le PDG soit automatiquement considéré comme bon pour le pays ; là-dessus, on décrète que « gagner » est le seul but quels que soient les gagnants et les perdants de l’opération (du moment qu’on gagne soi-même, s’entend) ; et enfin on se proclame infaillible puisqu’on est riche.

Puis le jour où on en a assez de gérer tout ce bazar, on déclare la société en faillite (la société, comprendre : le pays), on retranche les pertes de sa déclaration d’impôts et de sa mémoire immédiate et on traite de losers pitoyables les lampistes de l’affaire. Le modèle de l’entreprise élevé au rang d’une philosophie politique porte un nom, c’est la marchandisation de la démocratie américaine.

Succession de calamités

Depuis que Donald Trump est président, mon intérêt pour l’actualité de mon pays a beaucoup baissé. Je lis les journaux avec moins d’attention, j’écoute les nouvelles du soir d’une oreille distraite. La succession de calamités évoquées plus haut me reste en travers de la gorge ; j’ai du mal à y croire. La réalité s’écrit désormais avec des guillemets. Comme à la télé. Quel opium s’insinue dans tout désastre !

Comme l’a écrit le philosophe Ralph Waldo Emerson (1803-1882), « le phénomène paraît terrifiant le temps qu’on s’en approche sauf qu’en définitive, on ne s’y frotte pas sur du rugueux mais sur du labile et du visqueux qui n’offre aucune prise. Lorsque nous tombons sur une idée, notre chute est moelleuse. » L’idée du désastre ne retient pas notre attention autant qu’on pourrait le croire.

Je ne dois m’en prendre qu’à moi-même, bien entendu. Mon erreur est celle-là même qui a mis le pays dans le pétrin il y a un an. Nous, gens de gauche, avons tendance à dormir sur nos deux oreilles tant nous sommes sûrs d’avoir raison, sûrs que les clowns ne sauraient accéder à la présidence. Preuve que si, pourtant : nous en avons mis un au pouvoir, où il gambade et folâtre tout son soûl en faisant des ravages.

Les Américains manifestent depuis toujours un désintérêt et une méconnaissance du gouvernement, fédéral en particulier. Les plus progressistes d’entre nous eux-mêmes préfèrent qu’il se fasse discret et les entrave le moins possible – sans exclure toutefois qu’il en entrave d’autres, ceux qui ont tort sur tout et qu’il faut tenir à l’œil.

Mensonges éhontés

La vie, la liberté, la recherche spontanée du bonheur, ces avantages nous sont garantis par la Déclaration d’indépendance, non ? Alors ayez l’obligeance de reculer, que je puisse les revendiquer pour mon compte. Les progressistes se révèlent finalement assez peu différents de l’extrême droite sur la question du gouvernement. Simplement, nous ne fermons pas les yeux sur les mêmes faits.

Nous, les Américains, sommes entrés dans une phase ingrate de la sinusoïdale démocratique

Le président Trump aggrave la dangerosité de cette incurie congénitale en saturant le paysage politique de mensonges éhontés : il a remporté le vote populaire (eh non) ; il va assurer la meilleure protection sociale de tous les temps (tiens donc) ; la fraude électorale est un mal endémique chez nous (ah bon ?) ; Donald Trump est un type génial (mais un cinglé aux manettes). La classe moyenne va faire un carton en or avec la nouvelle fiscalité, et puis tiens, au fait, le réchauffement climatique est un canular, les musulmans détestent les Américains et Obama est né au Kenya. Or, ces contrevérités font l’effet d’un éteignoir sur la curiosité de certaines populations, et ces « certaines populations », c’est nous.

De là à se demander si tel ou tel aspect de la folie Trump a une importance quelconque, il n’y a qu’un pas. Nous, les Américains, sommes entrés dans une phase ingrate de la sinusoïdale démocratique, et nous attendons de savoir si c’est important et en quoi. Comme si, peut-être, quelqu’un allait nous le dire. Il y a d’ailleurs gros à parier que quelqu’un nous le dise.

On aurait pu croire que certaines valeurs avaient encore cours sous la présidence Obama, la probité, la dignité, la reconnaissance de la faillibilité humaine, le désir de saisir la vérité aux cheveux plutôt que les femmes par où vous savez.

Les clowns au pouvoir !

Mais enfin, bon sang, si elles comptaient tant que ça, comment en est-on arrivé à ce retournement total du jour au lendemain ? Peut-être que, finalement, il n’est pas si grave que le président soit un menteur infantile, qu’il se leurre, qu’il soit inepte, mesquin, nocif, voire trahisse tranquillement son pays. Peut-être que le masque de la fonction ne cache qu’un vide intégral, auquel cas, après tout, l’endosse qui voudra. Les clowns au pouvoir !

nous en arrivons à ne plus reconnaître la vérité qui nous crève les yeux, et c’est là que nous nous égarons pour de bon

Quoique la chose n’apparaisse pas toujours derrière sa façade d’hypernationalisme, l’Amérique est un pays qui cherche à se redéfinir. On peut attribuer cette caractéristique à un optimisme protéiforme et régénérant – une force sans repos – mais il est également permis d’y voir l’expression d’une insécurité portant sur ce que nous sommes, notre estime de nous-mêmes et des autres (qui pourrait être meilleure, semble-t-il).

L’étendue de notre territoire à elle seule tendrait à faire penser qu’une identité nationale cohérente est une gageure, entre ces Etats et leurs frictions permanentes et ces immigrants qui affluent sans qu’on s’en aperçoive ou presque.

Encore faut-il ajouter que nous préférons ignorer notre histoire inconfortable au nom de tout de qui est neuf et qui brille. Plus la vie devient complexe aux Etats-Unis, plus notre incurie naturelle nous induit à une « chute moelleuse » sur l’idée qu’on s’en fait, et plus les déclarations complaisantes, mensongères du démagogue sur « ce que nous sommes » risquent de se fondre dans la langueur nationale.

Alors, tels ces gosses que leurs parents laissent fréquenter des gens peu recommandables, nous en arrivons à ne plus reconnaître la vérité qui nous crève les yeux, et c’est là que nous nous égarons pour de bon.