Bloc-Notes 2017
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Duperies, paresse et petits arrangements

Ils viennent d'apparaître ces termes - faits alternatifs et post-vérité - au point d'avoir été érigé en mot de l'année Le premier est récent et lié à la cérémonie d'investiture de Trump : le porte-parole officiel de la Maison Blanche affirmant, contre toute évidence, que la foule y a été plus nombreuse que lors des investitures d'Obama, fut le lendemain défendue par K Conway affirmant qu'il faisait là référence à des faits alternatifs !

Le second, plus récemment lié aux campagnes pour le Brexit et à la présidentielle américaine, est néanmoins mieux renseigné : il fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. Il est donc étroitement lié aux récentes campagnes politiques même si, à en croire la page Wikipedia qui lui est consacrée, le terme date de 2004 et aura servi notamment à toutes les campagnes de dénigrement du réchauffement climatique.

Par quel bout prendre ce néologisme ? Au delà de l'agacement devant ces termes faussement éclairants qui, se contentant du préfixe post, sont tout juste bons à faire la joie des chroniqueurs paresseux - ne nous avait-on pas déjà fait le coup avec post-moderne ou post-industriel ? - il y a finalement trois points d'entrée :

Ce qui n'est pas nouveau

A côté de cette parole descendante, en quelque sorte officielle en tout cas officialisée - celle du discours scientifique, celle de la presse, celle de la communication gouvernementale et parfois celle de la censure ) a toujours existé une parole parallèle, ascendante, en tout cas non contrôlée que l'on nommait autrefois rumeur et désormais - pourquoi donc ? - légende urbaine. Cette parole, qu'avec une moue méprisante, on prend avec des pincettes, est systématiquement présumée fausse : elle l'est effectivement, le plus souvent mais l'essentiel n'est pas ici. Mais plutôt dans ce qu'elle désigne : sous les peurs, préjugés collectifs qu'elle évoque et invoque, la rumeur montre que les informations fausses circulent aussi bien et vite que les informations vérifiées et peuvent provoquer les mêmes effets. A sa façon, la rumeur sacrifie à l'adage il n'y a pas de fumée sans feu et désigne combien rien dans le champ social ne peut être durablement tu - et évidemment moins encore à l'heure d'Internet qui, s'il n'a pas créé le phénomène, l'a facilité et amplifié.

Ce qui n'est pas nouveau, que l'on tait pudiquement, tient à cette affreux fossé qui sépare d'un côté, la parole rationnelle, scientifique voire simplement raisonnable, de l'opinion qui court, circule et dont nous restons irrémédiablement partie prenante. D'un côté, en bon cartésien, ne rien admettre en sa créance qui ne soit vérifié et prouvé, et de l'autre, parce qu'il faut bien vivre et que le quotidien ne nous laisse pas le loisir de cette suspension du jugement qu'imposerait le doute méthodique, la croyance spontanée, la foi en ce qui n'est pas trop évidemment déraisonnable : l'ouïe-dire ! l’opinion ! Si l'on devait faire le compte en nos créances de ce que nous tenons de nos propres analyses, jugements et critiques et de ce que, d'autre part, nous avons reçu, nous remettant à l'avis de l'expert, du scientifique, de l'enseignant ou du chercheur, du journaliste enfin à qui nous avons délégué le soin de la vérification, l'on serait bien obligé de constater que beaucoup de ce à quoi nous adhérons, relève de l'ouï-dire plus que de la pensée ; de la croyance plus que de la preuve.

Autant dire que, désormais, plus que jamais, c'est du filtre d'une parole officielle, dont nous requérons les offices, que dépend la production de la vérité.

Ce qui est nouveau

Or c'est justement ce filtre qui est démonétisé. Sous le double coup d'une idéologie utilitariste et de la folle croyance qu'on puisse échapper jamais à une idéologie implicite et donc à une représentation du monde et lui substituer ainsi l'évidence implacable du fait, on aura produit à peu près tous les ingrédients d'une pensée unique, faussement triviale.

Ajoutons à cela, ce qu'Internet autorise : à la fois être acteur, producteur d'information et non plus simplement récepteur passif et, d'un autre côté, la propagation aisée et sans commune mesure avec ce qui pouvait autrefois prévaloir. Et l'on obtient non pas la post-vérité … mais la possibilité de celle-ci.

On peut bien avoir sur la question la posture dénégatrice et furieusement conservatrice d'un Finkielkraut et considérer qu'Internet est une poubelle dont il faudrait refermer bien vite le couvercle : il faut bien avouer que les remugles fétides semblent lui donner raison. Mais la posture est stérile. On ne peut tenir pour négligeable la formidable mise à disposition de l'information et de la connaissance qu'Internet autorise et, après tout, même si la remarque peut sembler triviale, tout tient sans doute plus à l'usage que l'on fait de l'outil qu'à l'outil lui-même.

Il est vrai que son architecture même, en étoile, interdit tout réel contrôle ; que les moteurs de recherche, par leurs algorithmes, à la fois tendent à fournir à nos requêtes des réponses correspondant à nos préférences et précédentes recherches, privilégient les sites les plus populaires et surtout ne distinguent pas entre les contenus vérifiés ou non. Internet ne trie pas, mais capte et cible et s'assure tout au mieux de le fluidité de la circulation des contenus. Si l'on y ajoute la tentation du tweet, de la réaction immédiate, compulsive, on aura obtenu tous les ingrédients d'un pot-pourri aisément nauséabond.

A bien y regarder les réseaux sociaux qui sont des caisses de résonance, fonctionnent non pas comme des espaces ouverts, au dialogue ou à l'autre, mais comme des sphères totalement fermées sur elles-mêmes où prédominent les trois logiques de l'identité, de l'instant, de l'émotion. Je suis Charlie, Berlin, Nice ou que sais-je d'autre le soulignait déjà. Pour exister, le réseau a besoin de sympathisants et donc de moins de dialogue que d'incantation identitaire du même. La prolifération des récits, des storytellings, en politique notamment, a de quoi nous faire sentir ce que ces processus identitaires peuvent avoir de dangereux

Jamais nous n'aurons besoin d'être autant intelligents qu'aujourd'hui. En nous faisant acteurs, Internet nous oblige à faire, nous-mêmes, ce travail de ciblage, de critique, d'analyse et de réflexion pour lequel nous ne pouvons plus nous en remettre comme autrefois à quelques voix éclairées. La presse l'a bien compris qui ouvre des rubriques Désintox ; commence à proposer des applications permettant de décrypter les informations. Sera ce suffisant à l'heure où ce sont les dirigeants eux-mêmes qui s'adonnent à la post-vérité ?

Jamais autant qu'aujourd'hui nous n'aurons besoin de temps de culture, de silence, de patience et de méthode. Se déconnecter - un peu ! Jamais nous n'aurons besoin de tant de raison et de nous méfier de nos réactions impulsives et passionnelles. Jamais, je crois, nous n'aurons besoin de tant de philosophie : les sophistes sont de retour.

Or le chemin est ardu car il ne s'agit pas de s'ériger en parangon de vertu ou en défenseur de vérité : ce serait encore pire.

De la vérité et du mensonge

Préjugé. Ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions ; la haine aime à préjuger mal ; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis ; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules ; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l’idée juste d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi ; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manœuvre contre l‘esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme.
Alain, Éléments de philosophie

Mais se souvenir, puisque vérité est toujours production d'une correspondance la moins imparfaite possible et toujours provisoire entre une représentation et un fait, qu'il n'est donc pas de fait brut ou pur ni donc de vérité intangible, que donc nous ne saurions nous dispenser ni de réflexion ou d'analyse non plus que de ce minimum de culture et de connaissances qui seul permet la confrontation des idées. Que sans doute Alain a-t-il raison de penser qu'il n'est pas de vérité sans serment à soi et qu'ainsi derrière toute assertion, il y a un engagement personnel - et comment celui-ci pourrait-il tenir sans une réflexion préalable ni un examen rigoureux ? - mais qu'en même temps vérité ici ne s'oppose pas ici à erreur mais à mensonge. Et c'est ceci que signifie d'abord serment à soi.

Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule... Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme, ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quié­tisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse...
Cioran, Précis de décomposition

Voici sans doute le plus étrange, émouvant et paradoxal : à l'heure même où tout semble sur la table, où l'information est publique et résonne aux quatre vents ; au moment même où Internet nous connecte à tout et à tous, à l'instant précis où nous sommes tentés - et émerveillés - de pouvoir parler de tout et à tous, à cet instant précis, nous voici au plus solitaire, face à nous-mêmes. Le plus grand danger ? Cioran a raison : se croire détenteur de la vérité. Mais il en est un autre : la désinvolture qui prédispose au mensonge. Je comprends mieux pourquoi religion étymologiquement s'oppose à négligence : la parole n'est ni neutre ni innocente ; jamais. Parler, c'est s'engager ; c'est dire : ceci que j'énonce, correspond au réel et j'y crois. Agamben a raison : n'est en rien hasardeux que le serment s'accompagnât toujours de malédiction. On s'y engage sur la coïncidence des mots et des choses, devant les dieux qui en sont les garants. Sous toute parole, il y a un serment implicite. Ce qui n'exclut pas l'erreur mais devrait interdire le mensonge. Ici vérité, derechef, ne s'oppose pas à erreur - toute vérité est une erreur corrigée - mais à simulation, à dissimulation.

Le politique, depuis trop longtemps, a transformé les campagnes électorales en grande fête, où tout peut se dire et promettre, où compte avant tout l'effet de communication - qu'importe ce que l'on fera sitôt élu - en un récit que l'on raconte - l'essentiel est qu'il soit cohérent et valorisant. Nous sommes parvenus désormais au terme de ce processus et que l'on veuille désormais conjuguer notre histoire et notre identité en un récit national en dit long sur la dégradation du discours.

Sommes-nous encore capables de ce tressaillement de la pensée ? Je ne sais ! il le faudrait pourtant. L'histoire montre combien pointe l'horreur sitôt que l'emportent les grands récits nationaux.

Que ce soit dans le champ politique que cette désagrégation de la parole soit la plus criante n'est finalement pas étonnant : le politique est lui-même à l'intersection entre le réel qu'il veut adapter, transformer ou conserver et l'idéologie, même s'il la tait, qui lui fixe ses objectifs et les moyens d'y parvenir. Le paradoxe est qu'à la fois il se pique de réalisme, de concret mais que d'un même tenant, il est le triomphe de la volonté, du projet, du programme. Que l'on rêve du grand soir - si peu désormais - ou de rétablir valeurs et autorité ; bref, que l'on se projette vers l'avenir, ou rêve d'un passé à restaurer, toujours il s'agit de remplacer ce qui est par ce qui n'est pas encore - ou plus. Comment s'étonner alors que s'y entremêlent raison et passion, réalité et espérance, vérité toujours/déjà interprétée selon sa propre grille de lecture et petits arrangements, désinformation ou démagogie ? C'est le rôle de la publicité des débats, de la presse aussi bien sûr, de permettre qu'à la fin tout se sache et que le citoyen parce qu'informé puisse rester libre de son choix. Mais on dépit du succès louche du terme échanger - avons-nous assez remarqué qu'on ne dialogue plus mais que l'on échange comme si la parole était une marchandise comme les autres pouvant ainsi se monnayer ? - on ne dialogue plus, on invective mais surtout on proclame. Tout se passe comme s'il ne s'agissait plus que de dessiner des camps séparés, opposés et de se cantonner dans ses quartiers.

Ne nous y trompons pas pour autant : le plus inquiétant n'est peut-être pas tant ces faits alternatifs dont on argue, que les décisions qui seront prises demain et que ces faits sont supposés justifier. Et, ici encore, tout n'est et ne sera jamais qu'affaire d'engagement. Sartre avait raison : nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'Occupation. l'Etat fasciste de Vichy, le génocide ne sont intolérables qu'en vertu d'une conception de l'homme et du monde. Privilégions l'ordre, l'efficacité et l'autorité, admettons l'inégalité entre les races, ou simplement, par défense de ses intérêts, la soumission à l'ordre du vainqueur et immédiatement le projet fasciste deviendrait acceptable. On le voit, ce ne sont pas les faits alternatifs qui sont dangereux mais bien la lâche soumission au diktat des faits.

Quelle histoire voulons-nous ? A quelle histoire voulons-nous participer ?

Tâche la plus ardue : c'est au moment où le divorce semble le plus criant avec le monde politique, où le désintérêt quand ce n'est pas le dégoût, sont les plus violents, qu'il faudrait reprendre son bâton de pélerin. Le ventre d'où surgit la bête immonde est encore fécond !

Ecarte-toi de mon soleil ! C'est vrai la sphère politique semble avoir sombré au plus bas et il ne reste plus grand chose des Lumières qui avaient présidé à la naissance de la démocratie moderne. Est-ce pour autant qu'il faille jeter l'enfant avec l'eau sale du bain ? Sûrement non !

Internet résonne mais ne raisonne pas forcément. Déjouer ses pièges, y mettre le plus de raison possible ; le plus d'idées et d'idéal. Et s'il le faut, demain, mettre les mains dans le cambouis.