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« Informer ne suffit plus, les médias doivent redonner envie au lecteur et rétablir la confiance »
LE MONDE du 03.02.2017

 

Julia Cagé, économiste spécialiste des médias, a répondu, jeudi, à vos questions sur la crise de confiance entre les journalistes et leurs lecteurs.



Attentats, Brexit, présidentielle américaine et maintenant française… Le flux d’informations est aujourd’hui tel qu’on se demande surtout comment aider les lecteurs à se repérer face à une vague toujours plus forte de fausses informations. Comment les médias peuvent-ils réagir face à cette tendance ? A-t-on basculé dans l’ère de la « post-vérité ». Julia Cagé, économiste, spécialiste des médias, auteure de Sauver les médias, un ouvrage qui aborde notamment la question de la confiance entre lecteurs et journalistes, a répondu aux questions des lecteurs du Monde dans un tchat jeudi 2 février. Voici les principaux extraits de ce dialogue.

Le concept de « post-vérité » n’est-il pas que de la novlangue, recouvrant les mensonges des personnalités publiques ?

Julia Cagé : Je pense en effet que l’on donne trop de place à ce nouveau concept : la « post-vérité », ça n’existe pas. Mais la place prise par cette idée récemment témoigne d’une inquiétude bien réelle : comment s’informer aujourd’hui ? A quel site peut-on faire confiance ? Qui croire ou ne pas croire ? L’enjeu des médias aujourd’hui est de renouer une relation de confiance avec leurs lecteurs, afin que ceux-ci ne soient pas toujours dans le doute.

En partant du principe qu’aucun média ne peut aborder les faits dans leur totalité, n’est-il finalement pas salvateur qu’il existe une résurgence des « alternative facts » ?

Il n’existe pas de « faits alternatifs » : un fait est un fait. Il ne peut pas y avoir deux nombres différents sur les participants à l’investiture de Donald Trump : il y a une réalité qui correspond à un seul nombre. C’est ce qui caractérise les faits. Ensuite, il est vrai qu’un fait peut donner lieu à des analyses différentes, mais on entre dans une autre dimension. Que faire par exemple face au problème du chômage : une politique de l’offre ou une politique de la demande ? Les opinions peuvent diverger, les politiques publiques également. C’est pour cela qu’un traitement journalistique peut être biaisé. Mais les faits, eux, n’ont jamais tort. Vous devriez relire Orwell !

A-t-on une idée du taux de méfiance des Français vis-à-vis des médias aujourd’hui ?

La méfiance des Français envers les médias est malheureusement de plus en plus élevée. La Croix a publié son baromètre annuel sur la question, les résultats sont effrayants. Non seulement les Français ne font plus confiance aux médias, mais ils se désintéressent également de plus en plus de l’information que ceux-ci produisent.

Je pense que le contexte actuel, et notamment les événements de l’an dernier avec le combat perdu des journalistes d’i-Télé, n’a pas aidé. Heureusement, il existe des solutions, mais il faudrait que celles-ci soient davantage poussées politiquement !

La perte de crédibilité des médias, et des institutions en général d’ailleurs, n’a pas attendu Trump ou le Brexit. Ne croyez-vous pas qu’il y a une forme de déni qui permet d’éviter aux dites institutions de se remettre en question ?

Je pense que les médias ne cessent de se remettre en question, et en particulier les journalistes. Le lancement de Décodex par Le Monde en témoigne. Par contre il est vrai que les actionnaires n’ont pas suffisamment pris conscience des conséquences de leurs ingérences, ou alors s’en préoccupent peu. Que penser de Bolloré à Canal+ et à iTélé ! Les journalistes dans de nombreuses rédactions se battent aujourd’hui pour davantage protéger leur indépendance, la mise en place de véritables chartes éthiques… Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais soutenir leur combat pour l’indépendance !

N’y a-t-il pas un problème dans le fait que, pour une grande majorité de la population, la source d’information primaire n’est plus les journaux et les sites spécialisés, mais les réseaux sociaux et la télévision ?

Oui, une partie du problème vient, en effet, de ce que les médias traditionnels sont en train de perdre la bataille de l’intérêt et de l’attention face aux réseaux sociaux. C’est ce qui explique, en partie, la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis.

Informer est important. Cela doit être la mission première du journaliste. Mais il faut aussi convaincre les lecteurs de venir lire l’information produite. Il ne suffit pas de dire « nous avions décortiqué le programme de Trump », il faut s’assurer que les citoyens ont une envie de lire cette analyse.

D’où une priorité aujourd’hui : redonner de l’envie aux lecteurs, par exemple avec des supports alternatifs. Et rétablir la confiance. Malheureusement, informer ne suffit plus.

La meilleure façon de restaurer la confiance dans les médias ne serait-elle pas de rendre ces derniers indépendants des pouvoirs de l’argent, c’est-à-dire financés par l’Etat ?

La question du financement des médias est en effet une question centrale, et je pense qu’une partie de la solution à la crise de confiance se jouera en effet sur le financement.

Le financement public peut être considéré comme une partie de la solution, mais il faut être extrêmement attentif à la forme qu’il prend. En effet, il doit se faire sans aucune intervention de l’Etat et des pouvoirs publics, de manière neutre et automatique.

Dans mon livre Sauver les médias, je propose un nouveau modèle, la société de média à but non lucratif, qui répond à cette question et qui va plus loin.

La société de média à but non lucratif fonctionne comme une fondation : les citoyens qui donnent de l’argent aux médias bénéficient en échange d’une réduction d’impôt. Ce sont donc les citoyens qui décident du financement, et non l’Etat.

De plus, dans la société de média à but non lucratif, les droits de vote des plus petits actionnaires augmentent plus que proportionnellement avec leur apport en capital, et les droits de vote des plus gros actionnaires sont eux limités. C’est une manière d’introduire davantage de démocratie dans la propriété des médias et de protéger l’indépendance des journalistes. En donnant du pouvoir politique (des droits de vote) aux citoyens actionnaires, c’est aussi une façon de renouer un lien de confiance !

La télévision reste le premier média consommé par les Français. Pourrait-on imaginer une télévision plus démocratique et participative ?

Il y a des tentatives, avec les tweets qui apparaissent en direct sur les écrans, ou les citoyens qui posent des questions sur Facebook… ce n’est pas toujours réussi, malheureusement, en particulier parce que l’on se retrouve parfois avec des réactions qui nous détournent de l’émission en question.

Il faudrait faire mieux. Il faudrait faire mieux également que les panels de téléspectateurs trop sélectionnés et trop préparés. Sur le principe, bien sûr que je suis pour une télévision plus démocratique et participative. Malheureusement je dois vous avouer que je n’ai pas la recette magique pour la mettre en place. Heureusement qu’il y a le tchat sur Internet !

Faut-il revoir la formation des journalistes ? On reproche souvent le manque de représentativité de la population chez les élites médiatiques.

Est-ce qu’il y a un problème de représentativité des journalistes ? Oui. C’est vrai en France comme aux Etats-Unis. Le New York Times a d’ailleurs fait à ce propos un mea culpa très intéressant où il reconnaissait que le journal comportait moins de noirs et de latinos que l’équipe de Trump. Et la situation au Monde n’est malheureusement pas meilleure…

Revoir la formation des journalistes pourrait être une partie de la solution au problème, les parcours de recrutement également. Aujourd’hui les écoles de journalisme ont pris une place sans doute trop importante.

Maintenant, il faut bien avoir conscience que cela se fait malheureusement dans un contexte dans lequel la taille des rédactions se réduit un peu partout, ainsi que le nombre absolu de journalistes. Il faut réinvestir dans l’information, il faut réinvestir dans les journalistes, et il faut le faire en diversifiant les recrutements !

Comment répondre au fait que la qualité de l’information ainsi que le journalisme d’investigation se sont fortement dégradés ces dernières années ?

Bien sûr que les médias sont en crise aujourd’hui. Crise économique, crise de confiance, crise de qualité pour certains d’entre eux dont les rédactions ont été réduites à néant par des actionnaires aux décisions incompréhensibles…

Maintenant doit-on être entièrement pessimiste ou négatif ? Je ne le pense vraiment pas. Vous dites que l’investigation s’est dégradée, mais l’un des plus beaux succès en termes de création de média de ces dernières années est Mediapart, qui multiplie les enquêtes et les investigations de qualité. Ce qui a été fait dans le cadre des Panama Papers, c’est de l’investigation qui n’aurait pas pu être menée il y a seulement dix ans !

Et puis, sur les cendres de certains médias, on en voit renaître d’autres qui apparaissent déterminés dès leur lancement à protéger l’indépendance des journalistes et à impliquer les citoyens. 2016 a vu la naissance des Jours, 2017 d’Explicite, les médias de qualité ont encore de beaux jours devant eux !

Et l’investigation également, comme vient de nous le rappeler le Canard enchaîné (merci Penelope !).