Bloc-Notes 2017
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Après la vérité ?
Par Michaël Foessel, Professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique. — 1 décembre 2016




Si la politique est entrée, avec Trump, dans l’ère de la télé-réalité, cela ne signifie pas que la vérité constitue un bon critère pour évaluer la santé d’une démocratie.


On parle beaucoup ces temps-ci du divorce entre la politique et la vérité, le plus souvent pour s’en plaindre. La post-truth politics marquerait une nouvelle étape dans l’abaissement du débat public abandonné à des démagogues indifférents aux faits et prêts à toutes les manipulations verbales pour s’attirer quelques voix supplémentaires. De ce point de vue, il est indéniable que la victoire de Trump laisse un goût amer. Jamais une élection n’a suscité un tel désir de vérification. Le fact checking a fonctionné à plein rendement chaque fois (c’est-à-dire souvent) que le candidat républicain énonçait une contre-vérité sur ses prises de position antérieures, le nombre des immigrés clandestins ou les effets pervers de l’assurance santé américaine. Toute cette armée de vérificateurs n’a pu empêcher l’élection d’un homme qui a placé le souci d’objectivité aux rebuts de l’histoire.


Que Trump soit un ancien animateur de télé-réalité rend sa désinvolture finalement assez logique : personne n’a jamais cru que ce genre de spectacle entretienne le moindre rapport avec la «réalité». Tout y est construit et scénarisé pour faire de l’audience : mise à part l’indigence des dialogues, la seule originalité de ce spectacle est qu’il prétend se faire oublier comme théâtre en accroissant sa théâtralité. Aucun spectateur n’est dupe, mais ils regardent quand même.


Il est possible qu’avec Trump, la politique soit entrée dans l’ère de la télé-réalité. Cela ne signifie pas pour autant que la vérité constitue un bon critère pour évaluer la santé d’une démocratie. La confrontation entre les discours et les faits appartient à la déontologie journalistique : on peut légitimement espérer que cette vérification joue un rôle dans le comportement des électeurs. Mais la politique, du moins dans sa version démocratique, commence lorsque l’on admet que les faits sociaux sont toujours déjà pris dans des interprétations. Quand François Fillon, dont le style n’a pourtant rien à voir avec celui de Trump, affirme que la France est en «faillite», il n’énonce pas un fait, il raconte une histoire. Le fait, c’est que la dette publique s’élève au deuxième trimestre 2016 à 2 170,6 milliards d’euros. A partir de là, on peut conclure à la «faillite», et donc à la nécessité de prendre des mesures drastiques d’austérité, ou bien distinguer la logique de l’Etat de celle d’une entreprise au nom de la puissance monétaire dont est capable le premier. Ici et là, deux histoires (on pourrait en imaginer bien davantage) se font face et c’est entre elles que les électeurs devront trancher. Il faudrait se méfier de celui qui arrive sur la scène en prétendant détenir la «vérité» sur un sujet où la prime devrait d’abord aller à la délibération conflictuelle.


Dans le domaine politique, l’alternative entre le vrai et le faux est dépassée par la force des choses, parce que les hommes parlent. Hannah Arendt, que l’on ne peut guère soupçonner d’être sensible aux sirènes du relativisme postmoderne, a dit l’essentiel sur ce sujet : «La négation délibérée de la réalité - la capacité de mentir - et la possibilité de modifier les faits - celle d’agir - sont intimement liées ; elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination (1).» Cette remarque ne vise pas à réhabiliter le mensonge en politique, mais à remettre en doute la subordination de l’action collective à la vérité des «faits». Si l’action authentique consiste à introduire de la nouveauté dans le monde, Arendt a raison d’insister sur l’incompatibilité entre l’agir et le respect scrupuleux de l’objectivité. On ne peut «falsifier» les faits que dans un monde contingent où ils pourraient tout aussi bien être autres que ce qu’ils sont. Or, ce domaine de la contingence est précisément celui de l’action politique : pour transformer les choses, il faut aussi pouvoir les nommer de multiples manières.


Dédramatiser le lien entre la politique et la vérité nous ramène-t-il pour autant à la télé-réalité ? En aucun cas, puisque l’imaginaire démocratique est orienté par des principes de justice. Le pire dans les mensonges de Trump est qu’ils sont inscrits sur des prompteurs et pris dans un scénario qui ne laissent aucune place à la discussion sur le juste et l’injuste. Même s’il avait raison sur le nombre de clandestins, cela justifierait-il de les jeter à la mer ? Aucun «fait» ne répondra jamais à cette question. Pour cela, mieux vaut se demander à quelle histoire nous voulons participer.

 


(1) Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, trad. Guy Durand, éd. Pocket, 2002 (page 9).