Bloc-Notes 2017
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Post-vérité : le réel en porte-à-faux
C Daumas

C’est un fait. Vendredi, lors de l’investiture de Donald Trump, la foule était moins nombreuse que pour Obama en 2009. Les photos prises au même instant à huit ans d’intervalle le prouvent. Cela n’a pas empêché l’équipe du nouveau président américain de récuser une moindre popularité de leur chef. «On ne peut jamais vraiment quantifier une foule», a affirmé la conseillère présidentielle Kellyanne Conway ce week-end, préférant parler de «faits alternatifs». Stupeur internationale. Quelle réalité recouvrent donc des «faits alternatifs» ? Durant sa campagne, Donald Trump a surfé sur une profusion de fausses rumeurs et vrais mensonges, comme le soutien de sa personne par le pape lui-même. Avec les «faits alternatifs», institutionnerait-il un nouveau régime de vérité qui s’étendrait à l’échelle de son pays ? Dans le monde de Trump, personnage issu notamment de la télé-réalité, l’interprétation, la subjectivité, la mauvaise foi voire le mensonge l’emportent souvent sur la réalité. L’ère de la post-vérité ?

Elu mot de l’année 2016 par le dictionnaire Oxford, le terme est ressorti l’été dernier sous la plume de la rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner, après la campagne du Brexit, où mensonges et exagérations ont circulé abondamment, en particulier dans le camp du leave. «Quand "les faits ne marchent pas" et que les électeurs ne font pas confiance aux médias, écrit la journaliste, tout le monde finit par croire sa propre "vérité". Et les résultats, comme on le voit [pour le Brexit, ndlr], peuvent être catastrophiques.» Quelques mois plus tard, le scénario semble se répéter. C’est un fait : durant la campagne électorale américaine, des articles diffusant de fausses informations ont été bien plus partagés sur Facebook que les contenus des grands médias comme le New York Times ou le Washington Post, selon le site BuzzFeed. De la guerre en Syrie à l’élection américaine, les fake news envahissent les réseaux sociaux. Les médias dits traditionnels vérifient, contredisent, rétablissent les faits. Pour quels effets ? Après le Brexit, Trump est élu… Un faux tweet fait-il une vraie élection ? Mal informés voire désinformés, les électeurs voteraient pour Donald Trump ou Marine Le Pen. La question se pose à la veille de l’élection présidentielle en France.


«Révolte subjective»


Vieux problème épistémologique : les sciences sociales savent bien que les faits sont construits mais qu’ils répondent dans le même temps à des processus de construction, de légitimation et de validation, règles admises par la communauté scientifique. Avec des candidats comme Trump aujourd’hui, ou Berlusconi hier en Italie, voire Sarkozy en France - sa campagne de 2007 reposait sur un story-telling savamment écrit -, cette adhésion à la règle commune serait en partie altérée, ou n’existerait même plus dans le cas du président américain. C’est volontairement que ce dernier joue de cette vérité pour se démarquer d’un système politique et médiatique discrédité, notamment auprès des plus défavorisés. «Il est difficile de soutenir que les électeurs qui votent Trump croient aux fausses informations, souligne Dominique Cardon, sociologue au Medialab de Sciences-Po et auteur de A quoi rêvent les algorithmes (Seuil, 2015). Ils savent que c’est fragile, incertain ou exagéré, mais estiment que ce faux exprime une part de vrai. Ils mettent ainsi à distance les énoncés politiques classiques.»



C’est ce qu’on pourrait appeler «la révolte subjective contre les faits». Le phénomène a été observé et analysé par les sociologues de l’Ecole de Francfort durant la montée du nazisme en Allemagne ou la crise économique aux Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres. «Un peu comme Trump, explique le sociologue Sylvain Parasie, sociologue des médias à l’université Paris Est-Marne-la-Vallée, coauteur de la Sociologie d’Internet (Armand Colin, 2016), un tribun met en avant sa propre subjectivité, revendique le pouvoir de l’émotion contre les faits. Il prétend mettre le réel à sa botte en affirmant sa volonté d’agir.»


La politique est aussi une matière sensible faite de séduction, d’émotions et de manipulation. Abondamment commenté depuis six mois, le terme de post-vérité interroge donc assez classiquement le principe de vérité en politique. «Cette expression est largement illusoire, analyse Sylvain Parasie. Elle suppose que les faits vrais auraient jadis exclusivement compté dans le débat politique et que nous aurions basculé dans une nouvelle ère. Or, le débat politique s’organise autour de faits, mais toujours également autour de valeurs et d’émotions. Souvenons-nous du rôle qu’a joué l’idéal d’une société postraciale dans l’élection d’Obama, tout comme l’attachement à cette personnalité hors du commun. Ce que masque aussi cette expression, c’est à quel point nous sommes collectivement attachés aux faits, bien plus encore que dans les époques précédentes.» Une conséquence de la mise à distance des grandes idéologies ? Pour le philosophe Michaël Foessel, professeur à l’Ecole polytechnique et chroniqueur à Libération, la politique, dans sa version démocratique, est prise, justement, dans un système d’interprétations. «Quand François Fillon affirme que la France est en faillite, écrit-il dans Libération du 2 décembre, il n’énonce pas un fait, il raconte une histoire. Le fait, c’est que la dette publique s’élève au deuxième trimestre 2016 à 2 170,6 milliards d’euros.» Il ne s’agit pas, dit le philosophe, de réhabiliter le mensonge, mais bien de «remettre en doute la subordination de l’action collective à la vérité des "faits"». L’action politique serait aussi œuvre d’imagination, non celle de la télé-réalité portée par un Trump, mais irriguée par le principe de justice. Et Michaël Foessel de citer Hannah Arendt (dans Du mensonge à la violence) : «La négation délibérée de la réalité - la capacité de mentir - et la possibilité de modifier les faits - celle d’agir - sont intimement liées ; elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination.»


Parade


Paradoxalement, observe le sociologue Dominique Cardon, «on s’inquiète de la post-vérité à un moment où les informations n’ont jamais été autant vérifiées». Initialement, le fact-checking s’est développé dans les rédactions - la rubrique Désintox de Libération a été créée en 2008, puis les Décodeurs au Monde… - quand la parole politique, à force d’être délégitimée, entrait en crise. «Toute promesse politique est alors soupçonnée d’irréalisme, explique Dominique Cardon. L’ambiguïté est qu’on a affaire à un réalisme un peu plat dont on se méfie et dont on va tester encore plus la solidité.» Aujourd’hui, c’est bien cette parole autorisée, portée par les politiques ou les journalistes, qui est remise en cause, voire rejetée, tel que l’expriment le vote Trump ou l’adhésion au FN. Désormais, pour les médias, il s’agit aussi de trouver la parade face à un troll devenu président.
Si journaux et médias audiovisuels garantissent une forme de vérification et de validation de l’information selon des critères publics et connus du plus grand nombre (recoupement des sources, condamnation de la diffamation…), les géants du Net, de Google à Facebook, fonctionnent dans une plus grande opacité. Ils ne sont pas soumis à la déontologie journalistique : ils n’ont pas le statut d’éditeur propre aux médias. D’ailleurs, au lendemain de la victoire de Trump, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, accusé de toute part de faire le jeu de la post-vérité, rejette toute responsabilité. Pour lui, c’est «une idée assez dingue» de penser qu’il aurait pu influencer le vote américain. Pourtant, avec 1,5 milliard de connexions quotidiennes, Facebook est devenu un média en soi alors que, sur la même période, la presse, pour ne parler que d’elle, traverse une crise financière sans précédent et doit faire face à une diminution drastique de ses effectifs - les journaux américains ont perdu 30 % de leurs journalistes ces dernières années. «La polémique autour de la post-vérité montre qu’on ne peut plus nier la domination des plateformes et des réseaux, de leur rôle essentiel dans le débat, analyse Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de d’information et de la communication à l’université de Nantes. Nous avons une vision neutre et objectiviste de ces plateformes, mais chacune d’entre elles a son propre régime de vérité, pour reprendre l’expression de Foucault, avec ses propres critères de sélection. Personne ne sait, sur Facebook par exemple, quelle est la part de la modération manuelle et de l’automatisme algorithmique.


Tâche infinie


Infos pas sourcées, semi-fausses voire délirantes, algorithmes entretenant l’individu dans ses préférences idéologiques… Les géants du Net seraient les premiers pourvoyeurs de post-vérité. Sous la pression de l’opinion publique, ils ont été obligés de filtrer en partie les contenus haineux ou racistes et, aujourd’hui, ils commencent à mettre en place des outils de vérification (lire ci-contre). Au risque d’exercer une forme de censure ? «Le vrai problème, c’est que ce sont des acteurs privés, analyse l’Américain Lawrence Lessig, spécialiste du droit sur Internet, interviewé le 17 décembre par Libération.Les gens de Facebook peuvent prendre des décisions sur ce qui peut être publié ou pas, sans avoir à se justifier. Nous devons réfléchir à la manière de créer des standards, des valeurs pour ce monde aujourd’hui possédé par des entités privées. La démocratie a peu d’outils dans ce domaine. […] Cela demande de réfléchir sérieusement aux valeurs que nous perdons quand nous abandonnons le contrôle sur le cyberespace.»


Face à l’info du Web qui s’ajuste à nos croyances, face à la trumpisation du monde, que restent-ils aux «vieux» médias pour contrer les effets de cette post-vérité ? Interrogé en janvier 2015 à l’occasion de la sortie de son Dictionnaire amoureux du journalisme(Plon, 2015), le fondateur de Libération, Serge July, disait : «Il y aura toujours des journalistes, ce sont les fonctions qui vont changer, et les supports. Plus il y a d’Internet, plus il y a d’infos immédiates, plus il faut vérifier, et plus il y aura besoin de journalistes.» C’est ce que font aujourd’hui les principaux médias : remettre encore et toujours les faits au centre du débat public, vérifier l’information même si l’opération s’apparente parfois à l’infinie tâche d’écoper un navire en train de couler (lire page 5). Surtout, remarque le sociologue Dominique Cardon, «les médias ont encore ce pouvoir de produire l’agenda de l’information. Sécurité sociale ou revenu universel, ils définissent les priorités du débat». Sans doute est-ce là leur principale force.