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Universel

Souvenirs L'universel divise le côté obscur de l'universel Alors quoi ?

 

Cet ITV d' E Balibar dans le Monde, à la fois passionnant et troublant intitulée L’universel ne rassemble pas, il divise .

Souvenirs

Je l'ai découvert très tôt, celui-là, aux tout débuts de mes études, dans cette étonnante période mâtinée de scientisme et de mysticisme. La question, alors, ni philosophiquement, ni politiquement, n'était de savoir si l'on était marxiste mais seulement de quelle obédience on se revendiquait, une fois posée cette certitude que sur cette échelle, le PC était ce qu'on faisait de plus à droite concevable. Comique, quand on y songe : la majorité gaullo-pompidolienne d'alors présentait le PC comme un extrémisme ; inutile de dire que ce petit monde voguait à mille lieues de tout cela, formant un aréopage d'initiés jaloux de leurs abstruses controverses où l'on se battait à livres fendus pour décider si l'URSS était encore un État ouvrier - certes dégénéré - ou déjà un dérive totalitaire.

Scientisme disais-je, parce que ce fut aussi la grande décennie du structuralisme triomphant qui aura eu le mérite incontestable de conférer une légitimité aux sciences humaines qu'on leur disputait - même si la rigueur parfois obsessionnelle de ses méthodes n'avait rien à envier parfois au dogmatisme d'un A Comte un siècle plus tôt. Ou que, en traversant d'un même mouvement anthropologie, linguistique, psychanalyse, histoire et littérature, la structure, même ne descendant pas dans la rue, allait offrir parmi les plus belles pages de l'après-guerre. Mysticisme aussi, tant dans ces cénacles, on allait s'affairer à purifier la vérité intangible de toutes ses scories intempestives et petites bourgeoises. LE texte était là : il n'y avait plus qu'à le relire et à dégager le noyau rationnel de sa gangue mystique. Tel un père abbé sombre et entêté, Louis Althusser allait réunir autour de lui, dans sa cellule de la rue d'Ulm, où il rêva sans doute de jouer le même rôle qu'en son temps Lucien Herr, un petit groupe d'hommes qui allaient revisiter la Vulgate jusqu'alors si mal entendue, traduite et pensée. Allaient rendre à Marx sa virginité structurale.

Lire le Capital : mais, après tout, en revenir aux textes n'est jamais mauvaise chose. Il y avait en tout ceci, paradoxalement, un côté cartésien - on efface tout et on recommence - en même temps qu'une dimension furieusement dogmatique. C'est à qui purifierait le mieux le texte de la Révélation en faisant qui plus est, percevoir combien Marx, avant tout le monde, eût posé les fondements structuraux des sciences humaines !

Quarante ans plus tard, qui lit encore Marx ? à l'heure où, au mieux l'on se fraye des sentiers sinueux dans la voie keynésienne, où, au pire, l'on se veut bien admettre social à condition d'y accoler libéral ; à l'heure où les intellectuels engagés se sont tus et les plastronneurs de tribunes médiatiques contrefont la profondeur en excipant de remugles conservatrices - au mieux Finkielkraut - voire pataugent dans la confusion idéologique mais atrabilaire - Onfray.

Lui.

En admettant que la vérité soit femme, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s’entendaient pas à parler de la femme ? Le sérieux tragique, la gaucherie importune qu’ils ont déployés jusqu’à présent pour conquérir la vérité étaient des moyens bien maladroits et bien inconvenants pour gagner le cœur d’une femme. Ce qui est certain, c’est que la femme dont il s’agit ne s’est pas laissé gagner ; et toute espèce de dogmatique prend maintenant une attitude triste et découragée, si tant est qu’elle garde encore une attitude quelconque. Car il y a des railleurs pour prétendre qu’elle n’en a plus du tout, qu’elle est par terre aujourd’hui, — pis encore, que toute dogmatique est à l’agonie.
Nietzsche, Par delà bien et Mal, Avant-propos,

Sans doute cette période s'attarda-t-elle dans l'excessif, mais à l'heure où la gauche se perd, il vous en viendrait presque des relents nostalgiques. Nous avions tous reçu en pleine figure l'admonestation nietzschéenne qui nous fascinait en même temps que dérangeait. Nous n'échappions manifestement pas à la dogmatique mais armés comme nous l'étions des promesses de la XIe Thèse sur Feuerbach, nous avancions en philosophie, comme nous pouvions, mais avec l'exigence, chevillée au cœur, d'agir, de transformer. Or, l'époque s'y prêtait qui voyait, croissance mirifique oblige, s'améliorer les conditions de chacun, même si l'on jugeait qu'insuffisamment. Jamais la pureté universelle des concepts ne nous servit de refuges confortables mais bien plutôt de tremplins. Du moins affections-nous de le croire. Parce que tout, théories comme faits, était bien trempé en différences, puissances et opposition, tout offrait à brillamment penser et puissamment agir : des sciences, dures comme douces, qui progressaient avec une vivacité enthousiasmante, mais une société encore enkystée dans sa grisaille petite-bourgeoise d'avant-guerre en dépit de toutes les mutations qui la faisaient pourtant craqueler. Comme plus jamais avec autant de certitudes, nous étions assurés d'être du bon côté de la ligne, et même si certains s'affairaient plus que d'autres se contentant de pérorer, nous ne doutions pas que les lendemains seraient radieux - qu'il y ait un grand soir ou non !

L'époque s'y prêtait tellement qu'on se vit enclin à jeter par dessus bord les fondamentaux : alors qu'un Sartre, moins de dix ans auparavant, s'attachait à prouver que l'existentialisme était un humanisme, le voici qui bientôt s'époumonera à scander la cause du peuple avec les moins affables des marxistes … Voici qu'un Foucault suppose la disparition de l'homme et rejette Sartre et Marx dans les illusions du XXe.

Oui, il y avait de la ferveur et sans doute pas mal de dogmatique comme l'écrit Nietzsche. J'aimerais pourtant bien comprendre ce mélange parfois détonnant de rationalisme sec et de foi angélique. Il est facile de tancer ces intellectuels qui donnent des leçons et pourtant n'ont rien vu : c'est vrai, rares furent ceux qui dès les années trente soupçonnèrent, tel Gide ; un peu moins rares ceux qui comprirent en 56 après Budapest … tellement nombreux ceux qui pleurèrent en 53 et s'acharnèrent à croire et croire encore à un rêve qu'ils ne se résignaient pas à voir brisés.

Il faut dire qu'en face … la grisaille bourgeoise, la sentencieuse légitimité gaullienne et les affaires à quoi il fallait bien sacrifier.

Nombreux furent ceux qui allèrent sous d'autre cieux quérir un nouveau guide (Mao) un nouveau prophète (Trotsky) mais tous refusèrent de jeter l'enfant avec l'eau sale du bain. Il fallait revenir aux sources ; à Marx.

Tout ce bel édifice n'allait pourtant pas tarder à s'effriter : bientôt on oubliera Marx, rangé au magasin des accessoires totalitaires et on fera la moue en expédiant tout cela d'un mot horrible : idéologie ! Les uns et les autres firent leur chemin ou allèrent à la soupe : la carrière les attendait ; parfois la trahison ; parfois seulement la joyeuse désillusion de l'oubli. Il fallut bientôt enterrer les mânes sacrés : l'ironie est que ce fut sous un gouvernement de gauche !

Ont-ils été naïfs ? sommes-nous d'ailleurs plus réalistes de ne croire plus en rien ou si peu ? Nous qui nous croyons débarrassés des illusions de la pensée unique et y sombrons nonobstant avec une dilection honteuse en nous soumettant à l'empire du fait, à l'emprise de l'utile ?

C'est ceci que je mesure et aimerais comprendre : cette effrayante distance que nous prîmes non pas tant avec la croyance, l'idéologie ou l'espérance : avec la pensée !

Balibar était de ceux-là, avec Rancière, et il n'a rien abandonné ; rien renié. Et je n'oublierai pas qu'il berça mes premières incertitudes.

 

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