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Soulèvements dans le monde

 

  1. Les faits : De Hongkong à Santiago, une contestation mondialisée
  2. Analyse économique : La révolte contre le « capitalisme de connivence »
  3. Entretien avec le politiste Bertrand Badie : « L’acte II de la mondialisation a commencé »
  4. Tribune du philosophe Jean-Claude Monod : « Reconquérir la démocratie contre les oligarchies qui la détournent »
  5. Tribune de l’économiste Lucas Chancel : « Au cœur des crises il y a l’exigence de plus de justice sociale et d’accès aux services essentiels »
  6. Editorial du « Monde » : « Une exigence planétaire : reconquérir la démocratie »

Bruissements immenses

 

Cette série d'articles retraçant les derniers mouvements dans le monde, qu'il est peut-être prématuré de nommer soulèvements ; qui ne ressemblent pas tous à des révoltes ; qui traduisent néanmoins quelque chose de l'ordre d'une reprise en main par les peuples de leur propre histoire ou, en tout cas, de l'envie de le faire ; lassés qu'ils paraissent désormais des paroles lénifiantes leur assénant combien l'évolution du monde est inéluctable, qu'il n'y a rien à faire là contre, tout au plus à atténuer les effets trop brusques ; fatigués qu'ils paraissent de l'impuissance des politique, mais agacés surtout de leur incroyable morgue. A bien lire les articles on perçoit cet étrange mélange de frisson devant des événements qui pourraient bien être demain décisifs et de ce placide quant-à-soi bien pensant et si typiquement bourgeois mêlé d'effroi devant ces troubles qui risqueraient bien de déraper dangereusement si l'on n'y mettait un terme.

L'îvresse des grands soirs que l'on espère mais qui ne viennent jamais. La surprise devant ces grands soirs que l'on n'a pas vu venir. Je ne puis oublier les certitudes péremptoires d'une H Carrère d'Encausse proclamant avec calme assurance que l'URSS finirait par s'écrouler de ses dissensions nationalistes mais pas avant un bon siècle tant les murs étaient encore solides. Le livre parut en 1978. L'URSS s'écroula une petite dizaine d'années plus tard sans qu'elle le vît et surtout pas pour les raisons avancées. Nul n'est prophète …

Il est évidemment trop tôt pour dire si l'on se trouve aujourd'hui à une croisée qui se révélera décisive ou bien seulement à l'une de ces coïncidences inopinées sans plus de sens que d'avenir. Qui ne laisserait de trace qu'anecdotique et de mémoire que dans un entrefilet de bas de page des livres d'histoire.

M'agace à ce titre et au plus au point les prévisions irréfragables et les analyses irrévocables de nos journalistes qui extrapolent, pourquoi pas mais sans prudence à croire qu'ils étaient absents quand sur le banc des écoles onkeur apprit subjonctif et conditionnel. Il faudra bien un jour s'interroger sur la disparition de la nuance dans l'empire des pragmatiques et autres libéraux.

Me revient en mémoire l'un de ces moments d'autrefois que l'on entendit bien un peu mais n'écouta pas. On l'appela le printemps des peuples. De l'Allemagne à l'Autriche, de la Pologne à l'Italie, de la Hongrie à la future Roumanie, les peuples s'ébrouèrent. Ainsi qu'en France. C'était en 1848. Ils ne cessèrent de remettre en jeu l'Europe qu'avait voulue Metternich au Congrès de Vienne et affirmèrent à la fois leur désir de Nation et celui de Liberté. Paris est alors trop occupé de sa propre Révolution pour entendre ce qui se passait en Europe centrale : à leur façon, les allemands n'oublieront pas combien leur appel à l'aide demeura sans réponse. Eveil de l'espérance mais les nuits d'hiver bien vite succédèrent au printemps : l'ordre fut bien vite rétabli et les monarchies renforcées.

Il fut d'autres printemps : le dernier en date dit printemps arabe salua des mouvements populaires dans tout le Magreb ; il y eut aussi bien sûr celui, restreint à un seul pays, celui de Prague …

On ne peut pourtant pas dire qu'ils connussent des fins heureuses. Prague se termina avec les chars russes en Août 68. Hormis la Tunisie quand même les derniers développements sont encore incertains et les résultats fragiles, on ne peut quand même pas dire que la démocratie sortit triomphante dans les pays concernés ; quant à celui plus ancien de 1848 il se solda misérablement par le renforcement des monarchies existantes et la constitution d'un front réactionnaire qui sitôt qu'il se solda par un axe Berlin/Vienne produisit un complexe militaro-industriel et une idéologie nationaliste qui se révélera vite désastreuses.

Finalement, hormis 1789, qui mit cependant presque un siècle à en stabiliser les effets mais finit néanmoins par imposer une forme moderne de démocratie, aucun de ces soulèvements n'aura en fin de compte connu de fins heureuses. Les élites n'aiment rien tant que le peuple quand il est au travail et ne le redoute jamais tant que dans la rue. Vieille règle de l'histoire sans doute : même la France ne réussit sa République qu'après de multiples soubresauts et sous une mouture si conservatrice qu'elle finit par ne plus déranger personne.

Une lecture politique et économique s'impose : comment imaginer que les classes bourgeoises au pouvoir puissent accepter jamais de se laisser ainsi déposséder sans broncher… classes même enclines à renoncer à tout principe pour se maintenir même en cas de désastre national - ce que Juin 40 avec Vichy aura amplement démontré. L'histoire a su si souvent se montrer cynique de n'accepter le peuple que dans les cas ultimes et pour servir de chair à canon lors des guerres.

Mais ce cynisme c'est aussi celui d'une offensive insidieuse qui se propage avec la complicité de presque tous les médias, empressés d'inviter sur les plateaux tout ce qui, d'expert à chroniqueur, de spécialiste à politiste, peut non seulement faire débat mais surtout polémique, attirer le chaland … et faire parler de soi. Et manifestement, à ce jeu-là la frontière de ce qui peut se dire se déplace - Zemmour l'a montré très récemment ; mais J Graziani aussi - sans que change pour autant la stratégie des médias.

Ceci marque l'époque : cette opposition de plus en plus tranchée entre, d'une part, des peuples à la fois écrasés par des conditions de vie et de travail de plus en plus âpres et odieuses, un avenir inquiétant et potentiellement désastreux, peuples qui esquissent dans le désordre sans doute, dans la confusion idéologique parfois, mais de manière de plus en plus prononcée des réponses et des prises en main de leurs destins et, d'autre part, des élites de plus en plus conservatrices, arcboutées sur des prérogatives que seule une idéologie simplifiée à l'extrême - le libéralisme - mais radicalisée à l'extrême - le culte monomaniaque de la liberté mais surtout de la responsabilité individuelle - élites promptes à revenir sur tous les acquis sociaux depuis 50 ans mais à nier au nom de l'efficacité et de la performance, toute stratégie visant à repenser la société industrielle en dépit des périls climatiques.

C'est cette confrontation radicale qui fait songer aux années trente. Sans doute y a-t-il de grandes différences entre aujourd'hui et l'entre-deux-guerres, Paxton a raison ; mais aussi d'inquiétantes ressemblances. Une montée de périls que l'on sent imminents et pour lesquels on ne voit pas de réponse - même si aujourd'hui ces périls semblent plus environnementaux que politiques, ce qu'ils furent dans les années trente ; mais encore un sentiment antidémocratique diffus que Roudinesco avait nommé désir inconscient de fascisme mais que l'on retrouve dans toute l'Europe - pour ne pas évoquer les USA - qui ouvre les urnes à l'extrême-droite un peu partout et le chemin des polémiques médiatiques où l'on met sur un même plan la trilogie infernale Zemmour/Onfray/Finkielkraut; experts, intellectuels et polémistes de tout poil - ceci en revanche se repérait déjà avec les ligues fascistes et les Croix-de-Feux ; et une bourgeoisie d'affaire plus soucieuse du business as usual prête à tous les dénis et les compromissions pour que cela dure et qui n'a tiré aucune leçon de 2008.

A l'inverse, ce que je vois, qui sans être inédit car ceci s'est produit au moins en 1968, caractérise le moment, ce sont des mouvements qui ne sont pas exclusivement guidés par des intérêts économiques et sociaux mais qui en appellent à une profonde rénovation de nos modèles culturels autant que socio-économiques. Cet abandon du modèle productiviste qui est assurément un impératif environnemental avant d'être une question sociale ou philosophique, cet appel à un changement radical supposant préalablement une prise de conscience, que l'on retrouve aussi bien ici que dans les manifestations de jeunes autour de G Thunberg ou du mouvement extinction.

Est-ce ici signe de ce que Morin rappelle incessamment : le probable n'est jamais certain ; l'improbable n'est jamais impossible et c'est même parfois ce qui finalement advient comme par exemple après 40 ? Ce qui est vrai est que nous avons assurément plus à gagner à nous inventer de nouvelles solutions pour demain qu'à nous lamenter de notre disparition prochaine. Ce que ces mouvements disent tient à cela : l'espoir, quoiqu'il arrive, et la preuve que l'argument qu'il n'y aurait rien à faire et que seul tout serait impossible trouve ici sa limite : ceux-ci sont partis de presque rien …

Les peuples heureux n'ont pas d'histoire fait-on dire à Hegel : il est vrai qu'en littérature comme en histoire le calme plat ne retient pas l'attention. La conscience se repaît mieux des aspérités et il faut avouer que nous nous y entendons à les faire prospérer.

Là également, ne pas regarder ailleurs …