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Soulèvements dans le monde

 

  1. Les faits : De Hongkong à Santiago, une contestation mondialisée
  2. Analyse économique : La révolte contre le « capitalisme de connivence »
  3. Entretien avec le politiste Bertrand Badie : « L’acte II de la mondialisation a commencé »
  4. Tribune du philosophe Jean-Claude Monod : « Reconquérir la démocratie contre les oligarchies qui la détournent »
  5. Tribune de l’économiste Lucas Chancel : « Au cœur des crises il y a l’exigence de plus de justice sociale et d’accès aux services essentiels »
  6. Editorial du « Monde » : « Une exigence planétaire : reconquérir la démocratie »

 

Lucas Chancel : « Au cœur des crises, l’exigence de plus de justice sociale et d’accès aux services essentiels »

Tribune

Lucas Chancel

Economiste

Réduction des aides et services publics, baisse des impôts… La doctrine économique prônée par Ronald Reagan dans les années 1980 a fait florès dans une grande partie du monde. C’est ce « logiciel » qu’il faut abandonner, estime l’économiste.

 

Tribune. L’actualité est marquée par une contestation sociale planétaire inédite à bien des égards. De prime abord, ces mouvements sont fort différents les uns des autres. Les jeunes Chiliens, enfants d’une nation prospère présentée comme un modèle de démocratisation, n’ont que peu de choses en commun avec leurs homologues irakiens, qui manifestent dans un pays dévasté par deux décennies de guerre et d’instabilité. Les instituteurs américains en grève pour obtenir davantage de moyens ne partagent pas le même quotidien que celui des manifestants qui occupent les places de Beyrouth. Et pourtant, dans toutes ces manifestations, un mot d’ordre revient : l’exigence de plus de justice sociale.

Les manifestants ne se trompent pas sur le constat : le système économique ne leur donne pas leurs chances de réussite. Au Liban comme au Chili, deux pays coexistent en un : une nation riche et un pays pauvre. Cette dualité, décrite par l’économiste Ignacio Flores peut se résumer en un chiffre : les 10 % les plus aisés captent plus de la moitié des revenus (contre environ un tiers en Europe).

« Au Liban comme au Chili, le système de santé est à l’image de la dualité économique de ces nations : performant pour ceux qui peuvent payer, défaillant pour les autres »

La moitié de la population la plus pauvre se partage des miettes – 10 % ou moins. Aux Etats-Unis, les niveaux d’inégalités ne sont guère différents. En Irak, en Arabie saoudite ou en Equateur, autres foyers de contestation, les données sont parcellaires mais tout indique que les inégalités de revenu sont fortes, voire extrêmes.

Aux écarts de revenus et de richesse s’ajoutent des inégalités dans l’accès aux services essentiels. Au Liban comme au Chili, la couverture maladie n’est universelle que dans les discours officiels. Le système de santé est à l’image de la dualité économique de ces nations : performant pour ceux qui peuvent payer et défaillant pour les autres. Le système de santé des Etats-Unis est lui aussi dual, avec des résultats catastrophiques : dans ce pays riche, l’espérance de vie est désormais en baisse.

Un gradient social implacable

Les systèmes éducatifs sont eux aussi à deux vitesses. Au Chili, les réformes de l’ancienne présidente Michelle Bachelet (chef de l’Etat de 2006 à 2010 et de 2014 à 2018) ont permis des avancées en matière d’accès à l’université pour les classes populaires, mais le système demeure incapable de garantir une réelle égalité des chances avec des universités publiques sous-dotées et des universités d’excellence privées et onéreuses. Aux Etats-Unis, Raj Chetty, chercheur à l’université Stanford (Californie), a montré que les chances d’accès à l’université suivent un gradient social implacable. Les enfants des plus aisés ont 90 % de chance d’atteindre l’université alors que ce chiffre chute à 30 % pour les enfants issus de milieux modestes.

A ces inégalités de revenu et d’accès aux services essentiels s’ajoutent des inégalités face à l’impôt. Il faut juger par soi-même de cette réalité fiscale mondiale : les données disponibles indiquent que dans la plupart des pays, les plus modestes et les classes moyennes payent, en proportion de leurs revenus, autant ou davantage d’impôts que les plus riches. Et la situation a empiré ces dernières décennies. Face aux menaces de délocalisation formulées par les multinationales et les élites économiques « mobiles », les décideurs préfèrent taxer les contribuables « immobiles ».

« On sait désormais que le taux d’imposition des 400 Américains les plus riches est plus bas que celui des classes moyennes et populaires »

Au Liban, au Chili ou en Equateur (et en France en 2018), on peut comprendre que la hausse des taxes ou du prix des biens et services de première nécessité (communication, transport ou pétrole) ait mis le feu aux poudres. Qu’en est-il aux Etats-Unis, pays qui se pense champion de la progressivité fiscale ? On sait désormais, grâce aux travaux des économistes français Emmanuel Saez et Gabriel Zucman [The Triumph of Injustice, WW Norton & Co, à paraître en France au Seuil en février 2020],que le taux d’imposition des 400 Américains les plus riches est plus bas que celui des classes moyennes et populaires.

Face à de telles inégalités sociales et fiscales, les réponses apportées par les gouvernements paraissent encore bien limitées. Au Liban, le gouvernement a rétropédalé sur ses mesures fiscales mais le mouvement n’a cessé de s’amplifier. Le président chilien Sebastian Piñera, après avoir jeté de l’huile sur le feu, a annoncé l’instauration d’un revenu minimum et d’une nouvelle tranche d’impôt sur le revenu. Mais il est probable que cela ne suffise pas à répondre durablement aux crises sociales.

Changement de paradigme économique

Revenons quarante ans en arrière. Ronald Reagan (président de 1980 à 1988) met en place aux Etats-Unis un programme économique clair : moins d’impôts pour les plus aisés, moins d’Etat et donc moins de services publics devraient garantir une vague de prospérité sans précédent. Ce logiciel s’est diffusé dans le monde entier, par le biais de cours d’économie des élites politiques ou les plans de la Banque Mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) pour les pays émergents ou en transition, le Chili n’y faisant pas exception. C’est ce logiciel-là qui semble aujourd’hui en cause.

Peut-il être revu en profondeur ? Il est intéressant de suivre en ce moment les débats dans le cadre de la primaire démocrate américaine. La candidate Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts, en tête dans certains sondages, propose notamment de mettre à contribution les grandes fortunes du pays, avec un impôt sur les patrimoines s’échelonnant de 2 % à 6 % par an pour les fortunes supérieures à un milliard de dollars. Son plan rapporterait 1 000 milliards de dollars ou 5,5 % du revenu national américain – autant de ressources qui seraient utilisées pour financer les systèmes de santé, d’enseignement et les infrastructures du pays. C’est un véritable changement de paradigme économique, qui séduit au-delà du camp démocrate : plus des deux-tiers des Américains soutiennent l’idée d’un impôt sur la fortune des milliardaires.

L’histoire récente nous a montré l’impact que peuvent avoir les choix de politique américaine sur le reste du monde. Il est trop tôt pour savoir si ces propositions l’emporteront outre-atlantique. Mais quoi qu’il en soit, si les dirigeants de par le globe ne repensent pas profondément leur projet économique en matière d’accès aux services essentiels et par conséquent n’élargissent pas le champ des possibles en matière fiscale, il y a fort à parier que l’actualité sociale planétaire ne se calmera pas.

Lucas Chancel est économiste, codirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’Ecole d’économie de Paris (PSE), chercheur associé à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). et enseignant à Science Po