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Soulèvements dans le monde

 

  1. Les faits : De Hongkong à Santiago, une contestation mondialisée
  2. Analyse économique : La révolte contre le « capitalisme de connivence »
  3. Entretien avec le politiste Bertrand Badie : « L’acte II de la mondialisation a commencé »
  4. Tribune du philosophe Jean-Claude Monod : « Reconquérir la démocratie contre les oligarchies qui la détournent »
  5. Tribune de l’économiste Lucas Chancel : « Au cœur des crises il y a l’exigence de plus de justice sociale et d’accès aux services essentiels »
  6. Editorial du « Monde » : « Une exigence planétaire : reconquérir la démocratie »

 

 

Une révolte contre le « capitalisme de connivence »

La proximité entre les dirigeants économiques et les politiques s’est amplifiée, donnant le sentiment aux populations qu’elles sont laissées de côté au profit des élites.

Après une manifestation contre l’augmentation du prix du ticket de métro, à Santiago (Chili), le 19 octobre.Après une manifestation contre l’augmentation du prix du ticket de métro, à Santiago (Chili), le 19 octobre. IVAN ALVARADO / REUTERS

Du Chili au Liban, en passant par l’Irak et la France, les élites économiques et politiques sont accusées de collusion. En France, Emmanuel Macron est surnommé le « président des riches », en Algérie, les manifestants accusent le pouvoir d’avoir « vendu le pays », et au Liban, le slogan « A bas le gouvernement des voleurs ! »est repris en chœur par les foules.

Difficile à mesurer, la connivence entre élites économiques et politiques se serait amplifiée au cours des dernières années. Caroline Freund, économiste à la Banque mondiale, a calculé qu’entre 1996 et 2014, la part du patrimoine des milliardaires proches du pouvoir ou dont l’activité dépend de l’accès à des ressources contrôlées par l’Etat a augmenté pour atteindre 20,4 % du patrimoine total des milliardaires en Europe, 16,7 % au Chili ou 33 % au Liban. Cette connivence s’est aussi manifestée par l’arrivée au pouvoir de milliardaires, comme Sebastian Piñera au Chili, ou l’ascension fulgurante de certains chefs d’entreprise, comme Gautam Adani ouMukesh Ambani, proches du dirigeant indien Narendra Modi.

Ce capitalisme de connivence, souvent synonyme de clientélisme, a un coût économique et social élevé, notamment au Liban. Ishac Diwan et Jamal Haidar, deux chercheurs à l’université américaine de Harvard, ont montré dans une étude publiée en 2017 (accessible ici en anglais) que 42,7 % des entreprises libanaises de plus de 100 employés étaient « politiquement connectées », c’est-à-dire qu’elles comptaient dans leur management ou leur conseil d’administration un homme politique. Dans les secteurs où ces entreprises sont les plus présentes, la croissance, la hausse de la productivité et la création d’emplois sont plus faibles que dans le reste de l’économie.

Deux formes de capitalisme de connivence

Que vaut la réussite scolaire ou un diplôme si une connexion politique suffit à trouver un emploi ? Pourquoi créer son entreprise si des concurrents peuvent user de leur influence politique pour remporter des contrats ? « La convergence entre élites économiques et politiques s’accélère, et c’est un danger réel, s’inquiète Branko Milanovic, économiste spécialisé des inégalités. Elle entretient l’impression que les élites s’occupent d’elles-mêmes en laissant de côté la population, comme on l’a vu avec le mouvement des “gilets jaunes”. »

M. Milanovic distingue deux formes de capitalisme de connivence : « Dans certains pays, le pouvoir économique est devenu le tremplin du pouvoir politique, comme aux Etats-Unis, où les campagnes électorales sont financées par les 1 %, voire les 0,1 % les plus riches, et dans d’autres pays comme en Chine ou au Liban, c’est la proximité avec le pouvoir politique qui crée une situation de rente économique. »

L’essor de ce capitalisme de connivence coïncide avec les politiques de libéralisation engagées dans les années 1980 et 1990, encouragées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. En ouvrant les économies à la libre concurrence, les réformes de libéralisation ont renforcé l’influence d’une élite économique proche du pouvoir, qui a su tirer profit de cette proximité pour obtenir des licences ou des concessions. C’est le cas en Amérique latine, où des pans entiers de l’économie, comme la distribution de l’eau ou de l’électricité, ont été privatisés, au risque de créer des monopoles favorisant la hausse des prix. « La grande erreur, c’était de croire que la libéralisation pouvait se faire sans règles, il aurait fallu des réglementations pour encadrer les mouvements de privatisation et lutter contre les monopoles »,analyse Monica de Bolle, économiste au Peterson Institute for International Economics, à Washington.

Renforcement de la défiance envers les dirigeants

Le capitalisme de connivence est sous le feu des critiques depuis la crise financière de 2008 qui a renforcé la défiance envers les dirigeants à la tête des institutions politiques et économiques. Une impression ravivée par le ralentissement économique dans de nombreux pays. En temps de crise, les inégalités sont moins tolérées, comme au Chili, frappé de plein fouet par la chute du cours du cuivre. « Avec une croissance élevée, les classes moyennes avaient l’espoir de la mobilité sociale, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, avec la réalisation brutale que certains sont plus privilégiés que d’autres », explique Monica de Bolle.

Au Liban, les inégalités, bien qu’elles existent depuis longtemps, étaient camoufléesjusqu’à ce que le système s’effondre avec l’explosion de la dette publique, la troisième la plus élevée du monde. « La dette publique est majoritairement détenue par des banques privées libanaises proches du pouvoir qui ont prêté à des taux prohibitifs, explique Lydia Assouad, doctorante à l’Ecole d’économie de Paris et chercheuse affiliée au Laboratoire sur les inégalités mondiales. Or, pour réduire cette dette, on a demandé des efforts aux plus vulnérables en les taxant. » C’est une taxe sur les communications passées sur Internet qui a déclenché les manifestations en cours au Liban, une taxe sur les narguilés qui les a provoquées en Arabie saoudite et un relèvement du prix du billet de métro qui a déclenché la colère à Santiago du Chili. Avec ces taxes, les inégalités se sont transformées en injustices.

Frein à la mobilité sociale

« On a longtemps cru que les sphères économiques et politiques étaient cloisonnées, qu’en démocratie pauvres comme riches avaient voix au chapitre, mais c’était oublier que les élites économiques veulent renforcer leur influence en utilisant le pouvoir politique », analyse Branko Milanovic. Les moyennes statistiques qui ont longtemps servi à mesurer la croissance ont sans doute masqué l’ampleur des inégalités. De nombreux pays qui entrent dans la catégorie dite des « économies à revenu intermédiaire » juxtaposent en réalité des niveaux de richesse et de pauvreté extrêmes. Les 5 % les plus pauvres du Chili ont le même niveau de revenu que les 5 % les plus pauvres de Mongolie et les 2 % les plus riches y ont les mêmes revenus que les 2 % les plus riches d’Allemagne.

Plusieurs études récentes, dont un rapport publié par l’OCDE à l’été 2018, montrent que les inégalités importantes freineraient la mobilité sociale, même s’il faut au moins deux générations pour en avoir la certitude. Les inégalités de revenus, sur fond de collusion entre pouvoirs économiques et politiques, forment un cocktail explosif car elles menacent la promesse d’égalité démocratique.