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Soulèvements dans le monde

 

  1. Les faits : De Hongkong à Santiago, une contestation mondialisée
  2. Analyse économique : La révolte contre le « capitalisme de connivence »
  3. Entretien avec le politiste Bertrand Badie : « L’acte II de la mondialisation a commencé »
  4. Tribune du philosophe Jean-Claude Monod : « Reconquérir la démocratie contre les oligarchies qui la détournent »
  5. Tribune de l’économiste Lucas Chancel : « Au cœur des crises il y a l’exigence de plus de justice sociale et d’accès aux services essentiels »
  6. Editorial du « Monde » : « Une exigence planétaire : reconquérir la démocratie »

 

Jean-Claude Monod : « Reconquérir la démocratie contre les oligarchies qui la détournent »

Tribune

Jean-Claude Monod

Philosophe, directeur de recherche au CNRS, dernier ouvrage paru : L’Art de ne pas être trop gouverné (Seuil, octobre 2019, 324 pages, 20€)

Les révoltes actuelles ont en commun le refus de mesures jugées abusives et le désir d’une démocratie digne de ce nom. Mais la mise en cause des politiques néolibérales ne doit pas se doubler d’une complaisance envers l’autoritarisme de gauche, souligne le philosophe Jean-Claude Monod, dans une tribune au « Monde ».

 

Lors d’une manifestation contre l’augmentation du prix du ticket de métro. Santiago, Chili, 19 octobre.Lors d’une manifestation contre l’augmentation du prix du ticket de métro. Santiago, Chili, 19 octobre. IVAN ALVARADO / REUTERS

Tribune. Chili, Equateur, Liban, Irak, Algérie, Haïti… sur tous les continents, des peuples se révoltent. La dispersion est trop grande, les situations trop disparates – a fortiorisi l’on y ajoute le mouvement des « gilets jaunes » en France – pour qu’on puisse parler d’unité ou d’imitation. Le point de départ de ces mouvements semble même très particulier, ponctuel, local, et l’on peine à y repérer le grand lyrisme de la Révolution. Précisément : toutes ces raisons incitent, pour les analyser, à réactiver un concept forgé par Michel Foucault à la fin des années 1970, celui de « crises de gouvernementalité ». Le néologisme de « gouvernementalité » visait à rendre compte des modalités multiples du pouvoir ou de la « conduite des conduites » des individus ou des populations, au-delà du seul gouvernement de l’Etat.

Chaque fois, une décision économique visiblement mineure apparaît comme un abus de trop, comme un signe de mépris du peuple et d’injustice

Une crise de gouvernementalité intervient lorsqu’une part importante des « gouvernés » met en question un acte ou une mesure d’un pouvoir jugés abusifs. Elle peut s’étendre, de proche en proche, à tout un système. Les points d’ancrage de ce type de crise se sont déplacés avec le temps, maiscertains aspects se répètent. Ainsi, aux XVe et XVIe siècles, la corruption de l’Eglise et de ses représentants provoquait des indignations populaires, tournant parfois en « guerres des pauvres ». Du Moyen Age au XVIIIe siècle, des révoltes visaient les taxes ou impôts réclamés par des princes.

Aujourd’hui, ce sont d’abord les chefs d’Etat et de gouvernement dont on dénonce la corruption ou la collusion avec une oligarchie, ces quelque pour-cent les plus riches de la population, qui semblent dicter les réformes fiscales, économiques ou la refonte du code du travail. Et c’est encore et toujours une taxe ou une augmentation de prix affectant le quotidien de la population – ticket de métro au Chili, prixde l’essence en Equateur ou en France, – qui mettent le feu aux poudres. Eclate alors ce que Foucault entendaitpar « crises de gouvernementalité » : un « nous ne voulons plus être gouvernés ainsi », pas comme ça, pas par eux, pas pour eux…

Néolibéralisme autoritaire

Chaque fois, une décision économique apparemment mineure est perçue comme un abus de trop,un signe de mépris du peuple et d’injustice, alors qu’en parallèle les mêmes gouvernements ont généralement réduit les contributions fiscales des plus riches, privatisé, favorisé les inégalités… La combinaison de réformes socialement brutales et de l’état d’urgence contre les révoltes qui en résultent caractérise aujourd’hui ce qu’on peut appeler le néolibéralisme autoritaire, qui est le visage du néolibéralisme en temps de crise. Mais la nouvelle apportée par les mouvements actuels est que les refrains néolibéraux ne passent plus, et que le recours à la répression est inopérant.

Cependant, ces remarques ne valent que pour certains de ces mouvements.D’autres ne peuvent être rangés sous la rubrique d’une crise de l’Etat néolibéral : en Haïti, au Liban, en Algérie, les manifestants visent essentiellement la confiscation du pouvoir par des gouvernants vus comme des « clans » ou des « mafias ». Les cas de l’Algérie ou de l’Egypte, où la contestation vise la captation des Etats par l’armée, montrent que, comme en Amérique latine, la corruption et l’autoritarisme sont loin d’être l’apanage des néolibéraux.

Populismes de gauche

L’observateur de gauche de cette situation doit se garder de tout simplisme et de toute projection fantasmatique d’une révolution mondiale. Ces révoltes ne se présentent pas comme la source d’une alternative déterminée, ou d’une nouvelle légalité. Une seule chose les réunit toutes : le désir d’une démocratie digne de ce nom. Mais, à ce titre, des régimes qui ont pu se présenter comme des alternatives au néolibéralisme, des « populismes de gauche » plus ou moins autoritaires, sont aussi le théâtre de « révoltes des gouvernés ». Celles-ci sont dirigées cette fois contre la monopolisation du pouvoir politique, les violations des droits de l’homme et des règles du pluralisme, ou l’accaparement de ressources nationalisées au profit de groupes gravitant autour du pouvoir.

Les cas de la Bolivie et du Venezuela doivent sûrement être distingués. C’est moins le bilan général d’Evo Morales, plutôt reconnu comme un progrès social, qui est aujourd’hui contesté par les Boliviens, que sa volonté anticonstitutionnelle de briguer un quatrième mandat et, surtout, les conditions douteuses de sa réélection. Quant au Venezuela de Maduro, plongé dans un marasme économique profond, il traverse une des plus graves crises politiques et sociales de son histoire.

Or, de même qu’à la fin des années 1970, Foucault traitait aussi de l’expérience des dissidences dans les dictatures dites « socialistes », aujourd’hui, les contestations multiples du néolibéralisme autoritaire ne sauraient se doubler d’une complaisance aveugle envers les vices et parfois les catastrophes d’un autoritarisme de gauche.

Celui-ci est également en cause dans les mouvements actuels qui s’en prennent partout à la corruption de la démocratieau sens littéral comme en un sens plus abstrait : la démocratie paraît « corrompue » lorsque la politique menée porte partout la marque des intérêts de groupes économiquement ou politiquement dominants, dont le gouvernement exécute les volontés au détriment du « public ».

La démocratie doit toujours être reconquise contre les oligarchies qui la détournent d’elle-même. A l’appel à une démocratie fidèle à son principe se mêle toujours une forte aspiration à la justice sociale. S’y ajoute aujourd’hui une dernière dimension, manifestée par un mouvement transnational comme Extinction Rebellion : le « nous ne voulons plus être gouvernés ainsi »se dirige ici contre le fait que les gouvernements en place ne font nullement de l’écologie une réelle priorité, et acheminent ainsi l’humanité vers une catastrophe scientifiquement annoncée. C’est le dernier étage de la fusée : l’écologie devrait être l’un des axes centraux de cette démocratie sociale qui se mettrait à l’écoute des révoltes mondiales, et dont le mot d’ordre d’un « Global Green New Deal » pourrait constituer un mot d’ordre fédérateur pour les peuples.