index précédent suivant

 

 

Soulèvements dans le monde

 

  1. Les faits : De Hongkong à Santiago, une contestation mondialisée
  2. Analyse économique : La révolte contre le « capitalisme de connivence »
  3. Entretien avec le politiste Bertrand Badie : « L’acte II de la mondialisation a commencé »
  4. Tribune du philosophe Jean-Claude Monod : « Reconquérir la démocratie contre les oligarchies qui la détournent »
  5. Tribune de l’économiste Lucas Chancel : « Au cœur des crises il y a l’exigence de plus de justice sociale et d’accès aux services essentiels »
  6. Editorial du « Monde » : « Une exigence planétaire : reconquérir la démocratie »

 

Bertrand Badie : « L’acte II de la mondialisation a commencé »

SERGIO AQUINDO 

Par  Marc Semo

 

Entretien

Le politiste estime, dans un entretien au « Monde », que les mouvements de protestation qui secouent aujourd’hui des pays comme l’Algérie, le Chili ou le Liban ont pris une importance toute nouvelle, faisant de l’intersocialité une dynamique majeure qui l’emporte désormais sur les relations entre Etats.

Chacun de ces mouvements est différent et naît de circonstances particulières mais d’Alger à Bagdad en passant par Hongkong, La Paz ou Santiago ou comme les « gilets jaunes » l’an dernier en France, les contestations qui secouent aujourd’hui la planète ont d’évidents points communs. Professeur émérite à Sciences Po Paris, Bertrand Badie, qui vient de publier L’Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale (Odile Jacob, 240 pages, 22,90 euros), analyse ces protestations qui sonnent comme un retour des peuples.

Une douzaine de pays sont simultanément touchés par de vastes mouvements de contestation. Y a-t-il une dynamique commune ?

Incontestablement, même si chacun a des origines et des caractères spécifiques. Avec ces mouvements, c’est l’acte II de la mondialisation qui a commencé. Celle-ci, bien que trop souvent sollicitée comme explication passe-partout, me semble cadrer de façon très éclairante de ce qui se passe actuellement. La mondialisation est en effet dominée par trois symptômes majeurs qui pèsent fortement sur ces mouvements. Le premier est l’inclusion : rares sont les peuples ou les histoires qui, aujourd’hui, restent en dehors de la scène mondiale. Le second est l’interdépendance, qui est un peu l’antonyme de la souveraineté et qui favorise la diffusion et le renforcement mutuel des expressions collectives. Le troisième est la mobilité, qui assure la fluidité des rapports entre sociétés.

« Dans le nouveau face-à-face entre le politique et le social, ce dernier l’emporte largement »

Cela donne aux mouvements sociaux une importance toute nouvelle, faisant de l’intersocialité une dynamique majeure qui l’emporte désormais sur le jeu international classique, celui des relations entre Etats. Les convergences entre les sociétés sont en train d’écrire l’histoire, en lieu et place des coopérations et des rivalités entre Etats-nations. Autant de changements qui ont aussi pour effet majeur de modifier le rapport entre le social et le politique. Autrefois, le politique était le « hard », le dur, et le social le « soft », le mou, le souple. Maintenant, et de plus en plus, le politique est instable, incertain, et le social est doté des capacités les plus fortes. Dans le nouveau face-à-face entre le politique et le social, ce dernier l’emporte largement : l’Iran est plus sérieusement défiée en Irak par les manifestations populaires que par la diplomatie américaine.

Quel est l’exemple le plus significatif ?

Le début des printemps arabes, en 2011, vient immédiatement à l’esprit. Et plus précisément la manière dont s’est constitué un mouvement social de nature nouvelle, à l’exact opposé du modèle léniniste propre à notre ADN européen et héritier lointain de la Révolution française et du jacobinisme. Ce mouvement n’était ni structuré autour d’une idéologie, ni rangé derrière un parti et un leader, mais constitué d’une infinité de micro-stratégies et de comportements sociaux distincts qui s’agrégeaient. Les ordres politiques, quels qu’ils fussent, étaient incapables de réagir ou ne pouvaient se sauver que par l’extrême violence, comme on l’a vu dans le cas syrien. Les mouvements qui agitent aujourd’hui la planète, de Bagdad à Beyrouth, de Hongkong à Santiago, sont de même nature. Ils mettent en avant notamment des revendications de « dignité » : le mot « karama » a été scandé tout au long des soulèvements des printemps arabes et il est resté central, marginalisant quelque peu les revendications classiques sociales et économiques.

L’espoir des printemps arabes s’est vite envolé… Pourquoi de tels mouvements ressurgissent-ils maintenant ?

Les printemps arabes ont eu un effet mimétique dans les pays occidentaux, avec des mouvements comme Occupy Wall Street ou la constitution de Podemos en Espagne et l’occupation de la Puerta del Sol, sans compter des mobilisations similaires un peu partout en Europe, notamment en Italie. Puis ils se sont essoufflés. Ils rebondissent maintenant par l’effet conjugué d’une chute brutale de la légitimité des institutions politiques et de la peur suscitée par la mondialisation. Quand le printemps arabe a surgi, le questionnement en Occident portait marginalement sur ces questions. La défiance croissante inspirée par l’une et l’autre est désormais centrale, exprimée aussi bien par la montée en puissance des formations populistes, voire directement dans la rue, comme en France avec les « gilets jaunes ».

Ces mouvements ne sont-ils pas très hétérogènes, voire contradictoires ?

Le dénominateur commun à tous ces mouvements tient à la mise en cause du « système ». C’est d’autant plus redoutable que cette notion relève en partie de l’imaginaire et reste floue dans sa signification, à la différence de mots tels que « gouvernement » ou « régime ». Quand des dizaines de milliers de manifestants ne se satisfont pas de la démission d’un gouvernement, les élites en place sont en plein désarroi, car il n’y a plus de place pour des initiatives concrètes capables de répondre à la protestation et de la désamorcer. Ces mouvements traduisent en fait une défiance globale à l’égard du politique. Et la marge de réponse de celui-ci est évidemment très mince.

Cela dit, il y a effectivement, entre ces soulèvements, des différences profondes, dues à leurs origines. En Irak comme au Liban, on brandit le drapeau national pour dénoncer les assignations communautaires. On voit aussi des drapeaux français en nombre dans le mouvement des « gilets jaunes », mais assortis de drapeaux régionaux, corses ou bretons. A Barcelone, en revanche, c’est le drapeau national qui est dénoncé dans la rue au nom d’un rêve d’indépendance. Cet éventail de réactions emblématiques traduit le désarroi face à une mondialisation incomprise et fantasmée : il montre la variété des modes de repli et d’affirmation face à elle.

Les déclics sont-ils très différents ?

Il y a trois types d’éléments enclencheurs, qui sont d’ailleurs en partie liés. Le premier, c’est la petite goutte qui fait déborder le vase du malaise économique et social, comme l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, l’impôt sur WhatsApp au Liban ou, en France, la taxe écologique sur les carburants, qui amorça la protestation des « gilets jaunes ». Le second facteur est la résistance à des formes précises d’oppression, comme à Hongkong en réaction contre la tutelle exercée par Pékin. Un troisième type est le rejet des dirigeants incrustés au pouvoir, comme on le voit aujourd’hui à Alger ou à La Paz. Le point commun tient à la remise en cause des institutions, soit parce qu’elles reproduisent des politiques économiques jugées insoutenables, soit parce qu’elles abusent de leur autorité ou qu’elles confisquent le pouvoir et ses privilèges, soit parce qu’elles ne répondent pas aux défis de la mondialisation. Celle-ci favorise la conscientisation et la mobilisation tout en faisant peur…

Il y a beaucoup de points communs dans les formes de ces protestions. Comment les expliquez-vous ?

L’occupation de la place publique symbolise la défiance à l’égard du politique. Le message commun à ces mouvements est de clamer que seul le peuple peut remédier à cette situation dont chacun est victime. Ce qui vaut une mise en accusation des élites, du pouvoir, de tous les représentants en général et rend la situation très complexe car, sur cette base, aucune négociation n’est possible. La confiscation de l’espace public vise d’abord à montrer que l’on existe. S’affirmer est plus important que porter une revendication précise. Au Liban comme en Irak, les manifestants clament que les institutions n’ont pas d’existence réelle ou expriment seulement les intérêts de clans, de clientèles, de sectes et non pas l’intérêt général. Donc « nous » nous substituons à elles.

Toutes ces protestations ont-elles à voir avec des pouvoirs faibles ?

Oui. C’est la faiblesse intrinsèque de ces institutions et de ces Etats qui dicte le processus mobilisateur. Elle montre des Etats incapables de protéger les citoyens et d’accomplir leurs fonctions régaliennes. On a aussi affaire à des systèmes qui ne créent pas cette solidarité minimale dont a besoin une société pour fonctionner. Le caractère abusif des liens verticaux – tribaux, ethniques, confessionnels, politiques – ne fait que mieux apparaître, par contraste, l’inconsistance des relations horizontales fondant la solidarité telles que l’association, la fraternité, la coopération. Le tissu social est stigmatisé, comme mité, rongé.

D’où le risque d’une impasse et d’un pourrissement ?

On voit se banaliser une situation autrefois exceptionnellement critique, avec, d’un côté, des élites campant sur le statu quo, sans aucun projet hardi de réforme, et, de l’autre, un mouvement social qui n’articule pas de demande et ne tente même pas de le faire. Dans notre grammaire démocratique, on vit avec l’idée que le politique est un jeu de demandes et de réponses. Dans ces mouvements, il n’y a pas de demandes parce qu’il n’y a pas de transformateur, d’organisation à même, comme avant, de transformer l’humiliation, la frustration, la colère en une demande articulée. C’était déjà évident lors des printemps arabes, notamment en Egypte où, en dernier ressort, les Frères musulmans, pourtant absents au début des protestations, ont engrangé les dividendes électoraux du mouvement avant d’être renversés par l’armée. Ces mobilisations ne s’articulent plus sur une logique de revendication, mais sur une démarche d’expression.

Pourquoi parlez-vous d’« acte II de la mondialisation » ?

La mondialisation favorise la conscientisation et la mobilisation tout en faisant peur. L’acte Ier tenait à cette construction naïve qui s’est développée après la chute du mur de Berlin, faisant de la mondialisation le simple synonyme de néolibéralisme, concevant la construction du monde par le marché et marginalisant aussi bien le politique que le social. La question sociale, qui avait dominé la scène politique depuis le milieu du XIXe siècle, était balayée. Le social n’existait plus que comme « ruissellement » de l’économie.

A cela s’ajoutait la délégitimation du politique, qui perdait tout son sens dans la mesure où l’économie était désormais présentée comme LA science dont il fallait suivre les prescriptions, comme on obéit à l’ordonnance du médecin. On a vu se succéder, en France comme en Allemagne ou en Italie, des gouvernements de droite et de gauche faisant peu ou prou la même politique. Cette logique a contribué à remettre en cause les fonctions du politique telles qu’elles s‘étaient constituées depuis la création des Etats-nations. Les corps intermédiaires ont été laminés aussi bien dans les démocraties illibérales, comme la Hongrie, que dans celles restées longtemps les plus sourcilleuses en matière de liberté. Les « docteurs en économie » considèrent que discuter des lois et des politiques est une perte de temps. Cela a, par contrecoup, favorisé l’émergence protestataire de leaders communautaires, religieux, ou de simples solidarités de proximité.

Ces mouvements sociaux sont-ils une réaction contre la mondialisation ?

Au centre du système international, c’est-à-dire au Nord (en Europe et aux Etats-Unis), la mondialisation est vécue comme une double dépossession. On n’est plus seul au monde, et il faut compter avec des forces extérieures dont on craint qu’elles ne viennent nous ruiner ou nous affaiblir. Ainsi apparaissent la peur du migrant, la peur de l’étranger, la peur de la libéralisation du commerce, la peur en matière d’emploi, la peur de l’appauvrissement. La mondialisation déloge du centre du monde, avec la nostalgie d’un temps qui était plus favorable et permettait de profiter du reste du monde. Désormais, au contraire, il y a ce ressenti que les périphéries viennent nous « envahir » et nous priver d’un certain nombre d’avantages et de privilèges.

Mais la mondialisation a eu des effets opposés au Sud, en créant de nouvelles classes moyennes. De quoi se nourrit là-bas la contestation ?

Au Sud, en effet, la mondialisation est principalement considérée comme une aubaine, mais se forme vite un décalage entre les espoirs qu’elle a suscités et l’immobilisme d’un ordre politique qui en est le seul, ou du moins le principal, bénéficiaire. C’est le discours qui est tenu par la rue au Liban comme au Chili. La mondialisation permet une communication généralisée créant, au Sud, une visibilité sur le monde qui n’existait pas auparavant – on compte 400 millions de téléphones connectés en Afrique. D’où l’espoir, la frustration et la rage. On découvre à la fois les opportunités d’un monde de consommation et l’impossibilité d’en profiter. Il ne faut pas oublier non plus que nous sommes encore à une époque où 825 millions de personnes souffrent de malnutrition. Le front est double, comme on le voit au Maghreb. La protestation réunit à la fois une classe moyenne qui voudrait profiter à plein de la mondialisation en dénonçant l’immobilisme du système et les plus pauvres qui en sont exclus, mais désormais conscients de leur exclusion.

Les pouvoirs des pays du Sud ne sont-ils pas plus menacés par ces mouvements que ceux du Nord, où existent des traditions de concertation et des amortisseurs sociaux ?

« Cette contestation est plus expressive que revendicative. Elle s’inscrit dans une logique de fossé plus que d’affrontement »

Les institutions sont en effet beaucoup plus faibles au Sud : il ne faut pas croire qu’un régime est fort parce qu’il est autoritaire. Il en donne l’illusion par ses capacités coercitives, mais son faible niveau de légitimité fait que tout dictateur peut tomber très vite… Le dénominateur commun au Sud reste la faible adhésion des populations à des institutions qu’elles ne connaissent pas, qu’elles n’aiment pas et que, généralement, elles ne comprennent pas. Ce sont les éléments structurels de la faiblesse propre au Sud. Le social n’en est que plus fort et, dans une logique de nouvelle confrontation avec le politique, il n’en a que plus d’ascendant. D’où l’impact des printemps arabes quel que fût ensuite leur destin. Cela explique pourquoi aujourd’hui les pouvoirs sont beaucoup plus menacés à Beyrouth, à Bagdad ou à La Paz que ne l’a été à Paris le président français face à la protestation des « gilets jaunes ». Mais c’est aussi au Sud qu’est en train de naître cette nouvelle grammaire contestataire. Dans mon livre Les Deux Etats [Fayard, 1987], je soulignais le contraste entre la culture de l’émeute au Sud et la culture de la demande en Europe. Je me demande si, avec cet acte II de la mondialisation, nous n’entrons pas dans une autre étape, où la contestation est totalement transfigurée par rapport à ses catégories classiques…

Quels sont aujourd’hui ses principaux défis ?

Cette contestation est plus expressive que revendicative. Elle s’inscrit dans une logique de fossé plus que d’affrontement : on s’éloigne du schéma classique de la lutte des classes pour glisser vers l’affirmation de l’incommunication absolue entre deux mondes. On énonce avec force cette séparation qu’on entend combattre en restaurant l’idée de peuple, elle-même irriguée par des référents souvent conservateurs (nation, repli identitaire, méfiance à l’égard de l’extérieur) : c’est pourquoi cette nouvelle contestation peut, notamment au Nord, avoir une orientation autant conservatrice que progressiste.

Au Sud, la tentation identitaire est combattue mais, en même temps, se régénère au nom de cette même peur de la mondialisation, qui est perçue comme manipulée par d’autres, avec la complicité des élites locales et nationales. Qui, de la conservation ou de la réinvention du monde, ira le plus vite ? La seconde ne sera possible que dans une réelle cogouvernance du monde, à laquelle, actuellement, nous tournons le dos sur la scène internationale…