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Autour du mur : ce temps si lent, si lourd, si souvent glauque

Les anniversaires sont faits pour être fêtés. Celui-ci le mérite bien : cette nuit étrange de novembre 89 où subitement l'histoire fait mine de s’accélérer et où, ce qui paraissait semblable la veille, devenait subitement réalité …

Etrange année 1989 au reste car c'est tout le bloc qui s’effrite l'année se terminant par la chute de Ceaucescu.

Un article du Monde hier qui met une furieuse distance en tout cela : ces cartes qui laissent à voir un décalage qui ne s'efface pas. Cartes qui donnent raison à Braudel : sous le brouillon agité du quotidien, sous l'écume des passions ordinaires et croisées, les mouvements des sociétés sont bien plus lents, parfois à peine perceptibles … si lents qu'ils sollicitent l'impatience.

Pauvres politiques qui se rêvent maîtres des horloges mais qui, s'ils n'en sont pas toujours les victimes, demeurent portant le jouet des événements. Pauvres politiques, rarement suivies d'effets - ou de ceux escomptés - qui s'égarent aussi rapidement dans les brumes de l'oubli que leurs prétentions orgueilleuses furent démesurées. Schabowski d'une parole malencontreuse déclencha tout … mais il n'était que l'ultime maillon d'une causalité déchaînée ; Gorbatchev finira première victime politique d'un processus qu'il avait pourtant lui-même enclenché et voulu mais qui, à bien regarder Poutine, ne produisit en tout cas pas la victoire démocratique tant souhaitée. Némésis sait punir ceux qui sombrent dans la démesure. Elle a un autre nom qui sonne plus moderne.

L'histoire.

 

Nous ne savons décidément pas l'histoire que nous faisons - quand nous la faisons. Et l'empreinte que nous laissons est de si peu de résistance …

Mais à regarder à nouveau ces photos je ne puis m'empêcher de songer à l'irrémédiable optimisme inquiet d'un Morin qui n'oublie ni les hasards qui lui firent si souvent éviter la mort ; ni ces soubresauts qui firent l'espoir changer de camp quand tout paraissait désespéré.

Nous ne voyons pas aujourd'hui, pas plus qu'il n'était visible au début des années 80, quels virages se prendront demain. Pas plus qu'en 40, nous ne devrions céder à l'inquiétude ; encore moins à la peur qui paralyse. L'histoire ne va jamais vraiment dans le sens que nous voudrions mais jamais non plus dans celui que nous redoutons le plus.

Tout semble bloqué mais soudain quelque chose se dénoue.

Tout s'agite en tout sens et pourtant, à la fin, si peu de choses changent …

C'est un des pont-aux-ânes de la philosophie : cet incroyable jeu de miroir entre apparence et réalité.

 

Mais ces cartes disent autre chose encore de bien moins glorieux : combien nous sommes faits par le milieu où nous évoluons ; combien les frontières marquent encore les âmes longtemps après qu'elles se furent effacées ; combien les miradors durablement déchirent les nuits longtemps après que les portes se furent ouvertes. Le sable s'infiltre si aisément en nos poumons … mais efface si vite les pas glorieusement laissées sur les plages. Ces idées dont nous sommes si fiers ; ces croyances que nous imaginons avoir soigneusement mûries à force de doutes, de vérifications et d'expériences ; ces espérances que nous crûmes filles de nos passions, oui, tout cela n'est qu'écho insistant et funèbre des obsessions du temps et de l'espace où nous passons - ombres fugaces et inutiles.

Je ne dis pas que rien ne vaut la peine ou que tout soit inutile. Le nihilisme est posture esthétique mais vite dégradante. Je dis seulement que nos peines ne justifient rien, ne garantissent rien ; sont seulement marque de nos pérégrinations.

Le cri de la bête qu'on égorge - ce qu'on nommait autrefois tragédie : qu'il n'est de grandeur que par ce geste ni plus d'espoir que de renoncement ; ce geste esquissé par élégance dont on n'attend rien mais qui contribuera peut-être à rendre l'air plus respirable.

S'inventer en tant qu'individu participe de ce geste ; de ce cri.