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« Esprits subtils mais cadres mentaux simplistes et unilatéraux …»
Edgar Morin
Mais qu'est-ce donc que penser ?

 

C'est exactement à cette phrase que je songeai en lisant le portrait que Morin fait de Jacques Monod. Cette kyrielle infinie de rencontres et d'amitiés qui ne tient pas seulement à la longévité de Morin … Il n'est pas un de ces auteurs qui ne marquât ma période de formation. J'ai encore le lointain écho de la sortie du Hasard et la Nécessité

 

Mais Morin a aussi l'art de ramener ces grands auteurs à de petites manies. Il l'avait déjà fait pour croquer les relations Lefort/Castoriadis ; il recommence ici pour suggérer que, finalement, ce fût le grand succès du livre de Monod, au retentissement bien plus grand que la Logique du vivant de F Jacob qui écorna la qualité de leur relation :

Monod était un être rayonnant, il se mettait toujours naturellement, mais sans aucune vanité, au premier rang, ce qui suscitait l'irritation secrète de François Jacob. Monod ne se rendait pas compte de cette inimitié au sein de leur amitié. François Jacob publia en 1970, la même année que Le Hasard et la Nécessité, son livre important, La Logique du vivant, qui n'eut pas le même retentissement, et entretint un discret ressentiment. 1

Ne serait-ce point lui, victime de ses propres schémas qui ne s'empêche jamais d'entremêler ses considérations sur la pensée de ces hommes de petites jalousies, penchants humains trop humains. Rien ne me surprend plus dans ce livre de souvenir que ce curieux mélange - que j'ignorais - d'un homme souvent malade mais enfiévré de plaisirs que danses, soirées enfiévrées, voyages et femmes enivraient presque autant que théories, colloques et découvertes.

Rien ne m'émeut plus mais ne me trouble autant que ce petit côté de la pensée à quoi nul n'échappe, pas même qui y serait obsessionnellement attentif. La pensée est logos, certes, qui a ainsi vocation à cueillir, recueillir, rassembler : elle est l'essence du lien. Mais, parallèlement, elle procède du même au même et ne saurait procéder autrement *. Il faut être bien habile pour saisir le nouveau quand tout en vous intime de n'y voir qu'une combinaison simplement inédite du même. Mais comment être certain, par vanité ou empressement d'ailleurs, de n'en pas surajouter sur le nouveau ? Morin a bien l'intuition avec la pensée complexe de toucher à quelque chose de résolument novateur … mais ne finit-il pas, lui aussi, invariablement par en faire un dogme et à (se) répéter en boucle ?

Rien ne me trouble plus que ce piège que la pensée sait parfaitement se tendre à elle-même. Faut-il rappeler cette formule d'Hannah Arendt à propos des interprétations, prévisions, interpolations diverses, toutes plus sophistiquées les unes que les autres : oui les intellectuels en 33 se sont empêtrés au piège de leur propre pensée, de leur propension à formuler des théories plus abstraites et complexes les unes que les autres. A se croire plus malins que les autres. A s'imaginer avoir scruté une rationalité invisible pour les autres pour ne savoir imaginer que, parfois, il y a aussi de l'irrationnel qui sache dominer …

 

 

 

 

La philosophie moderne, nous le savons tous, débute avec ce Descartes qui, sous les coups de butoir des sciences physiques naissantes, se pose simplement la question de la possibilité de l'erreur et n'imagine pas une seule seconde que cette dernière puisse être sécrétée par la pensée elle-même mais seulement par un usage fautif de la raison, soit par précipitation soit par préjugé. La pensée demeurait immaculée de toute faute originelle … l'honneur était sauf. Le canal qui nous relait au monde n'était ni pourri ni poreux au moins dans son versant rationnel.

Cela fait un moment que nous savons que ceci était, pour le moins naïf ; qu'il serait trop simple que nos erreurs ne vinssent que de nous, de nos maladresses ou de notre mauvaise foi, de notre paresse ou de nos intérêts. Mais avons-nous assez pris la mesure de ce que pouvait impliquer que le ver fût déjà dans le fruit ? Que si elles étaient bien sûr différentes, les erreurs que suscitaient la raison n'étaient pas moindres que celles fomentées par les sens voire les passions ?

Entre nous et le monde, mais entre nous et l'autre, mais aussi, curieusement, entre nous et nous-mêmes, nous instillons un univers de mots, un monde de concepts, un système d'abstractions. Pouvions-nous vraiment oublier que cosmos ne disait pas autre chose que cet ordre-ci ? Kant avait deviné qu'à mesure que nous tendions la main pour saisir le monde - ce que signifie le verbe concevoir - nous nous en éloignions : non pas qu'il s'écartât de nous mais au contraire que ce fût nous-mêmes qui nous en détournions.

Alors non, on ne fera pas que la raison procède un jour autrement que du même au même, autrement qu'en rabattant l'inconnu sur du déjà connu. Tout nous y incite ; tout nous y contraint. Il ne se peut que la langue définisse un mot autrement qu'en variation à d'autres mots. Alors, non, il ne se peut, principe du déterminisme oblige, que nous ne cherchions sous les mêmes effets d'identiques causes. L'insolite, l'inédit nous échappe. Que nous le baptisions divin ou hasardeux, en réalité nous ne l'appréhendons que malaisément, ne le voyons ni ne l'entendons véritablement. Nous ne le saisissons pas.

C'est Descartes qui a - un peu - raison ; Kant un peu plus encore : puisque l'entendement nous enferme dans ses propres canons, il ne nous reste que la prudence et l'itérative répétition - encore ? - des mêmes répétitions.

On aura beau se moquer des erreurs des uns, des empressements des autres ; et des clichés des troisièmes. C'est en réalité affaire de paille et de poutre. Il n'est aucune raison que nous y échappions nous-mêmes. Sans doute sont ce alors les textes bibliques qui annoncent l'essentiel : - je m'en doute pour la vérité, j'en suis persuadé pour les certitudes - la connaissance aveugle . Et ce buisson n'est pas ardent pour rien qui ne cesse de se consumer sans s'arrêter jamais.

Même s'il est vrai qu'il n'est de pensée qu'axiomatique et qu'ainsi il y eût toujours, au départ, un principe échappant à toute preuve mais conditionnant tout l'ordre de démonstration ultérieur, même s'il est exact que nous nous enorgueillissions de penser au point d'en faire un de nos attributs spécifiques, il est faux de croire et prétentieux d'affirmer que la pensée soit chose aisée, spontanée ni même sans danger. Passe encore que la servante de Thrace fût écroulée d'ironie ou que se moquât de l'étourderie ou distraction du savant ; tant pis si parfois on leur fait le coup du savant fou … non le plus grave serait encore sous prétexte du risque de se tromper, de ne plus rien dire ; de se taire ; de faire défaut.

Serait ainsi de ne pas même assumer le risque. Faillite bien plus grande encore que de s'imaginer qu'il n'y en eût aucun qu'on encourût jamais.

L'autre risque est mieux connu quoique immaîtrisé lui aussi : celui de la certitude démesurée.

Il m'arrive pourtant de me demander si, parfois, les deux risques ne sont pas étroitement complices : n'est-ce pas aujourd'hui que les intellectuels se sont tus et se sont à ce point retirés sur leur Aventin précautionneux que s'impose le règne tonitruant et cuistre des experts et autres consultants qui ont toujours une évidence à vous asséner - qui ne supporte aucune contradiction ou bien pire encore, un mépris sidéral et insultant pour vous interdire de répliquer ou contredire. Comment, par exemple, oublier le QI de bulot asséné par Luc Ferry pour justifier qu'avec l'espérance accrue de vie, il fallait nécessairement travailler plus longtemps ?

Je ne sais ce qui est le pire : les censures de ces Messieurs omniscients qui barrent avec une intransigeance qui n'a souvent d'égal que leur auto-complaisance vaniteuse tout ce qui ne les approuve pas en le taxant de totalitarisme - qui rappellent quand même, furie y comprise, ces inquisiteurs hurlant à l'hérésie à la première incartade - ou les silences de ces autres qui abandonnent aux sycophantes, cuistres et autres délateurs le soin de professer - prophétiser - ce qu'il est bienséant de penser ou non.

Je suis atterré en tout cas de la médiocrité de pensée qui se cache derrière tous ces nouveaux chiens de garde paradant sur les tréteaux de la pensée mise en commun. Qu'ils soient tous ou presque libéraux l'explique en partie - après tout le libéralisme se veut avant tout pragmatisme et thuriféraire de l'impérialisme du fait, du concret, de l'efficacité. Mais ne justifie pas cette absence totale de retenue, de prudence ; de remise en question.

Où et quand cette dérive pseudo-scientiste s'est-elle enclenchée ? j'ai du mal à le repérer. Elle n'est sans doute pas sans lien avec le scientisme échevelé de la période structuraliste même s'il ne faut rappeler que le marxisme lui aussi se voulut science - n'oublions pas les dérives de Lyssenko - non plus qu'avec la promotion incroyable de l'économie. Marx au moins eut la prudence d'en appeler à une économie politique. Eux ? Non bien sûr ! Oublieux des différences entre sciences dures et sciences sociales ou humaines, ceux-là, très rapidement confondront sciemment plus que naïvement fait et théorie, explication et théorie et paraderont en laissant accroire qu'il suffit de nommer un phénomène pour l'avoir expliquer.

Sans doute un lien aussi avec la promotion soudaine de la philosophie analytique ? La science - toujours conjuguée dans ce cas-là au singulier, aura toujours été le cache-misère du dogmatisme qu'importe qu'il s'agisse dans ce cas-là d'un gigantesque contresens.

Je n'arrive toujours pas à renoncer à l'aventure de la pensée … je sais seulement qu'il est tout aussi périlleux de la tenter que de s'en abstenir.

Curieux chemin quand même que celui-ci qui vous condamne presque à coup sûr d'être intempestif ; d'être impropre à l'action ou de ne savoir la tenter qu'à contre-temps ; d'être incapable d'exercer des responsabilités politiques qui exigent plus de réponses que de questions ; trop de certitudes fussent-elles feintes que de doutes.

N'être jamais ni nulle part tout-à-fait à sa place et risquer même d'être le premier à tomber dans le piège qu'on aura dénoncé … voici position qui me plaît.

Sans doute la pensée est-elle un art ; elle partage en tout cas avec lui de ne pas connaître de progrès. Il n'est pas de pensée en progrès par rapport à d'autres mais à lire ou écouter d'aucuns on mesure sans peine qu'on ne pense décidément pas mieux aujourd'hui qu'aux temps glorieux de Platon ou d'Aristote …

 

François Jacob n'avait pas tort d'affirmer que la grande différence entre mythe et théories scientifiques tenait dans l'exigence pour celles-ci de toujours les revérifier, amender, voire réfuter mais que leur point commun résidait bien dans le fait de toujours expliquer ce qu'on voyait par ce qu'on ne voyait pas. C'est dire la ligne, là, si près de nous, que nous aimons franchir, qui pourtant nous ramène toujours à ce simplisme trop rassurant.

Le savoir ne nous prémunit de rien. L'ignorer nous conduit souvent au pire.

Il va bien falloir faire avec cette incertitude : après tout n'est-elle pas la marque de notre humanité ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


2) E Meyerson, Identité et réalité, p 365

Cet échec de l’effort déductif n'est pas pour nous surprendre. Nous savons que la raison ne procède que d'identité en identité ; elle ne peut donc tirer d'elle-même la diversité de la nature. Contrairement au postulat de Spinoza, l'ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à relui de la pensée. S'il l'était, c'est qu'il y aurait identité complète dans le temps et dans l'espace, c'est-à-dire que la nature n'existerait pas. En d'autres termes, l'existence même de la nature est une preuve péremptoire qu'elle ne peut être entièrement intelligible.

Le principe d'identité est la plus vaste des hypothèses que nous puissions formuler, puisqu'il s'applique à la totalité du monde sensible ; mais son action, en tant qu'hypothèse, ne ressemble à celle d'aucune autre. En effet, pour toute autre hypothèse, nous pouvons, en la formulant, nourrir au moins l’illusion qu'elle s'appliquera à tous les phénomènes qu'elle est chargée d'expliquer. Mais ici nous savons d'avance que nous sommes condamnés à échouer. Et cela, non seulement en ce qui concerne le domaine entier des faits dévolus à cette hypothèse, et qui est, en l'espèce, l'univers, mais dans l'explication de chaque fait particulier. Aucun phénomène, même le plus insignifiant, n'est complètement explicable. Nous avons beau «ramener» le phénomène à d'autres, lui en substituer de plus en plus simples : chaque réduction est un accroc fait à l'identité, à chacune nous en abandonnons un lambeau, et finalement il reste, des deux côtés de notre explication, ces deux énigmes qui ne sont d'ailleurs que les deux faces d'une seule : la sensation et l'action transitive .