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Trump, Zemmour, le fascisme: notre entretien avec l’historien Robert Paxton

30 OCTOBRE 2019 PAR MATHIEU MAGNAUDEIX (Médiapart)


Avec La France de Vichy, paru en 1973, l’historien américain a dessillé la France sur la collaboration de Vichy avec l’Allemagne nazie. À 87 ans, il reste un des meilleurs connaisseurs du fascisme. Discussion avec Robert Paxton, professeur émérite à l’université Columbia, sur Donald Trump, la nostalgie pétainiste en France et le spectre d'un retour aux années 1930.


New York (États-Unis), de notre correspondant.– Il y a presque un demi-siècle, l’historien américain Robert Paxton publiait un livre événement qui allait révolutionner la lecture que la France avait de Vichy, et provoquer une vive polémique. La France de Vichy (1972 pour sa version originale en anglais, paru l’année suivante en France) établissait pour la première fois l’ampleur de la collaboration du régime de Pétain avec les nazis et sa lourde responsabilité dans la déportation des juifs, au point que sa contribution est souvent qualifiée de « révolution paxtonienne ».
Depuis, Robert Paxton, 87 ans, professeur émérite à l’université new-yorkaise Columbia, a continué d’écrire sur Vichy et le fascisme. À l’heure où Donald Trump va fêter le troisième anniversaire de sa victoire, et tandis qu’Éric Zemmour, polémiste d’extrême droite nostalgique de Pétain, cause désormais tous les soirs sur une chaîne de télévision française, nous l’avons rencontré chez lui, à New York.


Professeur Paxton, vous êtes originaire de l’État de Virginie, votre famille a été marquée par la guerre civile américaine. Récemment, Donald Trump a comparé la procédure de destitution lancée à son encontre à un « lynchage »,semblant se comparer aux 4 700 victimes torturées à mort de la sorte par des suprémacistes blancs aux États-Unis entre 1962 et 1968. Victimes dont les trois quarts furent des Noirs. Qu’en avez-vous pensé ? 


Robert Paxton : J’ai trouvé cela profondément offensant et de mauvais goût, comme presque tout ce qu’il dit. La procédure d’impeachment ne menace pas sa vie, alors que le lynchage était le plus horrible des meurtres, pire que la crucifixion. Mais Donald Trump aime à se dépeindre en victime injustement ciblée par les médias et le reste du monde.


Utilise-t-il ce terme pour chauffer sa base, sensible à la question raciale ?


Il voulait un mot fort pour persuader ses soutiens fidèles qu’il est la victime d’ennemis terribles. Il ne planifie pas ses sorties. Il n’a juste pas de sympathie pour les Noirs, ni leur expérience en tant que Noirs.


Donald Trump utilise toutefois de nombreuses références, parfois codées, au vieux racisme américain.


Il n’est pas le premier à le faire. En 1965, en faisant voter une législation qui a amélioré les conditions de vie des Noirs et garanti leur accès au vote, le président démocrate Lyndon Johnson a ouvert la voie à un changement politique majeur. Pendant très longtemps, le parti républicain avait été le parti des hommes d’affaires du Nord et des Noirs du Sud, le parti du président Lincoln qui avait libéré les esclaves. Le parti démocrate représentait les syndicalistes du Nord et les planteurs du Sud.

Dans le Sud, la réaction fut violente. Les sénateurs, tous démocrates, ont quitté le parti ou sont devenus des indépendants. Nixon y a vu une opportunité et a fait du parti républicain un parti du Sud, le parti des Blancs du Sud. Trump a renforcé cette réalité. Il a ajouté à cette coalition certaines classes populaires blanches du Nord, dont la situation est difficile et qui sont jalouses des politiques ayant soi-disant « avantagé » les Noirs, comme la discrimination positive. C’est un non-sens absolu : il n’y a pas de « privilège » noir. Mais Trump a fait des Noirs des boucs émissaires, avec un certain génie : il est doué pour manipuler les foules et faire sortir le ressentiment de son électorat.

 

Donald Trump à la Maison Blanche, le 2 octobre 2019. © Reuters

 

Avant même l’élection de Trump, la question s’est posée : Trump est-il un fasciste ? Nombre de ses attaques, insultes ou décisions relancent régulièrement cette discussion. En 2004, vous avez publié Le Fascisme en action (éditions du Seuil)une tentative de typologie des mouvements fascistes. Le régime de Trump est-il fasciste ?


Je pense que l’on ne doit pas décocher cette appellation à tout bout de champ. Il y a bien évidemment des fascistes aux États-Unis, il y en a toujours eu, du Ku Klux Klan au parti fasciste américain, en passant par les « chemises grises » des années 1930. Ils n’ont jamais été très nombreux, mais ils sont très racistes, anti-noirs, antisémites, souvent anti-catholiques, et peuvent être très violents.

Trump a de toute évidence des qualités que l’on peut ramener aux leaders fascistes : la mise en scène de certains de ses meetings, par exemple dans des hangars d’aéroport avec des arrivées dramatiques comme le faisait Hitler ; cette façon de s’apitoyer sur lui-même qui rappelle la façon dont Hitler faisait le lien entre son enfance difficile à Vienne et le sort des Allemands maltraités après la Première Guerre mondiale. Et bien sûr, cet art de désigner des boucs émissaires responsables des problèmes : les Noirs directement, et les juifs avec des sous-entendus.


Vous dites que le désigner comme un fasciste n’est pas tout à fait faux, mais que c’est incomplet.


Oui, et la grande différence, c’est la politique économique. L’idée selon laquelle Hitler était une créature des milieux d’affaires doit être nuancée. Ils préféraient le conservateur Franz von Papen, se méfiaient de ses propositions économiques et de sa promesse de mieux répartir les richesses. Hitler a d’ailleurs contraint de grandes entreprises comme IG Farben d'abandonner leurs marchés mondiaux pour se concentrer sur le réarmement allemand. Il a forcé les milieux d’affaires à se conformer à sa politique gouvernementale. Trump, lui, incarne le parti du « big business ». Ses politiques économique, étrangère, environnementale correspondent à ce que veulent les hommes d’affaires. Je parlerais plutôt d’une « oligarchie » dont les politiques sont appliquées de façon autoritaire. Avec une dimension populiste au sens où il prétend ne faire qu’un avec le peuple…


Pensez-vous que les institutions américaines résisteront ? S’il est réélu dans un an, peut-on assister à la mise en place d’un État autoritaire ? 


Les institutions peuvent nous sauver… à partir du moment où elles sont dirigées par des gens eux-mêmes attachés aux valeurs démocratiques. Mais les institutions sont en train de tomber dans les mains des supporters de Trump. Les sénateurs pensent que Trump va les aider à se faire réélire [le Sénat, actuellement tenu par une majorité républicaine pro-Trump, sera renouvelé au tiers au mois de novembre 2020, au moment de la présidentielle – ndlr], ils ne rompent pas les rangs. Pendant ce temps, ils redessinent la justice en nommant 157 juges fédéraux.
Mitch McConnell [le chef de file des sénateurs républicains – ndlr] est le vrai bad guy, pire que Trump : il est efficace, sait ce qu’il veut et a révolutionné les usages du Sénat. Il a refusé d’approuver les candidats à la Cour suprême de Barack Obama et une centaine de juges fédéraux, ce qui constitue une violation caractérisée de la Constitution. Et dès que Trump a été élu, il a fait nommer des juges conservateurs. La justice est de plus en plus influencée par des gens dont les propositions sociales, politiques et environnementales sont profondément réactionnaires. Elle est en train d’être placée sous contrôle par l’aile conservatrice du parti républicain. Dans les mains des gens de Trump, les institutions ne nous sauveront pas.

 

À un an de l’élection présidentielle, une procédure de destitution (impeachment) a été lancée contre Donald Trump. Elle vise des faits graves, et les républicains se plaignent en privé de ne pas avoir grand-chose pour défendre Trump. Qu’en pensez-vous ? 


Comme vous le dites, nous sommes à un an des élections et il me semble que le vote sera la meilleure façon de se débarrasser de lui. Si, bien sûr, il n’est pas réélu, ce qui n’a rien de certain à ce stade. J’aimerais beaucoup que Trump soit destitué mais l’impeachment est une arme dangereuse qui peut exploser au visage de ceux qui l’utilisent, créer une vague de sympathie pour lui, énérgiser ses soutiens. Par ailleurs, cela n’aboutira pas, car je suis persuadé que le Sénat n'organisera pas de procès [dans les cas d’impeachment, il est censé se constituer en tribunal, puis décider ou non de destituer le président, ce qui n’est jamais arrivé – ndlr].


On entend beaucoup parler en Europe d’un « retour aux années 1930 », comme si nous étions dans une ère de montée inéluctable du péril réactionnaire, autoritaire, fasciste. Que pensez-vous de cette comparaison faite par des commentateurs, des auteurs ou des historiens ?


Il y a certainement des échos des années 1930, mais aussi de profondes différences. Nous ne sommes pas dans une Grande Dépression, ce qui change tout. Une autre différence majeure est qu’il y avait alors l’Union soviétique et que l’alternative communiste était prise très au sérieux. Cela ne veut pas dire que le fascisme ne peut pas être ranimé. De plus de plus de gens semblent d’accord pour abandonner les institutions démocratiques afin d’atteindre une forme de prospérité, ou se venger de gens qu’ils n’aiment pas. Ce retour à des politiques autoritaires, que l’on observe chez Trump, Orbán ou Kaczyński, aurait été impensable dans les trois décennies qui ont fait suite à la Seconde Guerre mondiale. Mais cette mémoire semble s’évanouir.

Zemmour et la « mémoire sélective » de Vichy

Robert Paxton, témoin au procès de Maurice Papon à Bordeaux, en 1997. © Reuters

Cette idée d’un retour aux années 1930 ne nous empêche-t-elle pas aussi de dessiner des alternatives ? 


Cela aide sans doute à mobiliser, à attirer l’attention. Mais en effet, cela n’indique pas grand-chose sur les actions à entreprendre. La leçon des années 1930, c’est qu’il aurait fallu une guerre préventive contre l’Allemagne nazie dès qu’elle a envahi la Tchécoslovaquie, en 1938. Je ne suis pas certain que ce soit une solution attractive, ou éclairante, pour le monde actuel…


Quand vous envisagez le monde dans vingt ans, que voyez-vous ?


Déjà dans vingt ans, la résidence de Trump en Floride [Mar-a-Lago,  ndlr] sera sous l’eau et il sera devenu impossible de nier le changement climatique. Je pense qu’il y aura bientôt un retour de balancier dans l’autre sens. Peut-être à la prochaine élection présidentielle américaine, sinon sûrement à la suivante…


Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? 


J’observe une grande mobilisation, je reçois plusieurs dizaines de messages quotidiens de campagnes démocrates qui me demandent de l’argent ! (rires) ! Il y a une chance réelle que le Sénat soit à nouveau contrôlé par les démocrates. Trump sera-t-il battu ? C’est à voir. Mais je crois à ce retour de balancier. À moins que l’on découvre que les républicains ont tellement charcuté les cartes électorales que cela a été rendu impossible. Qu’ils aient tellement limité l’accès au vote des pauvres et des Noirs que le système ne produit plus ces retours de balancier que nous avons connus dans le passé.


Hillary Clinton a laissé entendre il y a peu qu’elle pourrait se représenter en cas de défaillance de l’ancien vice-président de Barack Obama, Joe Biden, un centriste qui mène pour l’instant une mauvaise campagne. Elle semble penser qu’Elizabeth Warren, et a fortiori Bernie Sanders, seraient trop à gauche pour gagner face à Trump. Que cela vous inspire-t-il ?


(Rires) Franchement, tout le monde est fatigué de Clinton. C’est la pire idée. Personne n’ira voter pour elle, à part peut-être Bill, et encore. Cela risque d’ajouter encore à la fragmentation et ce serait destructeur. Parmi la vingtaine de candidats démocrates, tous ont des problèmes. Il va leur falloir construire une coalition qui allie les électeurs démocrates traditionnels et les indécis au centre. On peut craindre que Bernie Sanders et Elizabeth Warren, malgré leurs qualités, ne détournent ces électeurs-là. Si un centriste démocrate se lance dans la course comme indépendant, cela ne sera pas bon non plus. Gardons-nous donc des excès d’optimisme pour 2020.

 

Je voudrais parler un peu de la France, que vous connaissez bien et où vous continuez à vous rendre régulièrement. En 2014, vous avez eu maille à partir avec un polémiste d'extrême droite nommé Éric Zemmour. Il venait de publier un livre intitulé Le Suicide français où il tentait de réhabiliter le régime de Vichy. Il dénonçait même une « doxa paxtonienne » qui aurait noirci le tableau de Vichy. Zemmour fait partie de ceux qui voient en Vichy un « bouclier »contre les nazis. Il affirme aussi que Pétain a sauvé de nombreux juifs. Ces thèses, vous les avez démontées dans votre ouvrage La France de Vichy, paru en France en 1973, qui a fait scandale à l'époque. En 2014, vous avez écrit que Zemmour faisait en réalité l'apologie d'un régime de « collaboration active et lamentable ». Il y a peu, le même Zemmour, devenu la figure télévisée de la droite revancharde, homophobe et islamophobe, a encore affirmé que Pétain avait sauvé des juifs français, vous ciblant à nouveau. Cette discussion sur Vichy en France ne s'arrêtera donc jamais ? 


Zemmour a un indéniable talent oratoire. Il est incroyablement malin et scandaleux, il a cette aisance rhétorique qui semble constituer une partie de l’attraction qu’il suscite. En France, la dispute est un sport spectacle ! Peut-être feriez-vous bien de trouver des débatteurs qui puissent le surclasser…


En cela, il ressemble à Trump…


D’ailleurs, en France comme aux États-Unis, on retrouve la même situation. L’économie croît mais les gens, eux, ne croissent pas économiquement. Ou alors ils ont des salaires qui stagnent et des boulots sans avenir. Le prix de l’immobilier augmente tant que la perspective d’une maison à soi est pour beaucoup devenue inatteignable. En France, je crois qu’il y a ce sentiment que les choses sont gelées, que les partis et les dirigeants politiques ne vont pas résoudre les problèmes. Ce vide politique est très dangereux.


Comment expliquer que, cinquante ans après la parution de votre livre et des années de débats, il existe encore en France cette nostalgie de Vichy ? 

La France de Vichy est parue en 1973 en France, réédité depuis. « Old Guard and New Order », sa version anglaise, fut publiée l'année précédente.
Ce régime était sans espoir parce que les Allemands obtenaient ce qu’ils voulaient. Pétain, lui, était une figure populaire, au-dessus des suspicions, car il représentait la tradition de la victoire de la Première Guerre mondiale. Il y a eu ce sentiment qu’il était une figure de sacrifice, un vieil homme, digne d’une tragédie, qui faisait du mieux qu’il pouvait. Cette idée continue de fonctionner plutôt bien. Mais c’est une mémoire sélective, qui omet l’horreur de cette époque, les détails de la collaboration, le service du travail obligatoire, le rationnement et la faim, et bien sûr la déportation des juifs – à moins que certains ne pensent que c’était une bonne idée ?

J’ai longtemps pensé que tout cela allait finir par disparaître. Mais rappelons que la guerre civile américaine a continué de constituer la structure de la politique américaine pendant un siècle, jusqu’en 1965 et les lois du président Johnson. Quelle est la cause de cette persistance ? Peut-être, pour la France, la question de l’immigration ? Ce sentiment d’un pays déclinant à la recherche d’un sauveur qui puisse rendre au pays son statut de grande puissance, de pays qui compte, avec un leadership intellectuel sur le monde, un pouvoir militaire, économique et culturel important ?


La France est aussi dévorée en ce moment par une énième polémique sur le voile des femmes musulmanes, lancée par le ministre de l’éducation d’Emmanuel Macron. Pourquoi ce pouvoir se livre-t-il à cela ? 


De la politique, j’imagine. [Macron] essaie de ne pas laisser d’espace à la droite. Cela doit être son calcul. Qui sera en France le candidat susceptible de gagner après Macron ? Je ne sais pas. La nouvelle génération doit émerger. Sinon le Rassemblement national serait en mesure de gagner.


Malgré la répression inédite en France, les violences policières inédites, Emmanuel Macron est populaire aux États-Unis. Pourquoi ? Parce qu’il est le libéral de la bande des dirigeants mondiaux ?


Oui, son image est plutôt bonne ici. En compagnie des Orbán, Johnson, Kaczyński, il apparaît modéré et raisonnable. Avec lui, les États-Unis n’ont pas de contentieux, la coopération diplomatique est bonne. Il présente bien. Les Américains le voient à la télé mais ne savent rien de ce qui se passe en France.