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C’est presque philosophique comme réflexion…

Une ITV de F Ruffin dans le Monde. A propos de son livre et des écarts qu'il semble prendre vis-à-vis de la France Insoumise. Comme de juste, ce qui intéresse la presse c'est l'écart, la bagarre, la négation. Qu'un insoumis soit insoumis à l'intérieur de son propre groupe a assurément quelque chose de bien alléchant.

Et puis cette remarque faite par Ruffin sur la nécessité de chacun de revenir sur sa manière de consommer et se demande si véritablement le sens de l'existence c'est bien produire plus pour consommer plus.

La réponse du journaliste claque presque comme une condamnation : C’est presque philosophique comme réflexion…

Et bien quoi, la philosophie serait-elle à ce point un art de la divagation et de la ratiocination verbeuse qu'elle n'eût pas la place dans la pensée politique ? Quoi la politique, pour autant qu'elle s'entiche de proposer une société meilleure peut-elle véritablement se dispenser d'une conception de l'homme et de l'existence, bref d'une philosophie ? Quoi aurait-on à ce point atteint le degré zéro de la pensée pour s'imaginer qu'il y eût d'un côté les gens sérieux et responsables s’occupant de choses concrètes et pratiques et, de l'autre, quelques hurluberlus, rescapés d'une préhistoire même plus risible perdant leur temps à s'enquérir des effets et des causes ? Quoi, peut-on encore s'imaginer que les périls climatiques qui menacent puissent ne être de notre fait sans l'être en même temps de la conception de notre rapport au monde ?

De telles remarques, je les peux entendre de la part de mes étudiants. Charge pour moi de leur faire comprendre que derrière chaque chose il y a des mots, derrière chaque mot des idées, des conceptions, des projets. Que pas plus que dans les sciences, Bachelard l'a bien montré, la notion de concret n'a de sens qui n'est, après tout, que la surface des choses qui se donne à nos sens si aisément trompeurs, si malaisément capable de saisir le réel dans sa complexité, sa richesse, ses contradictions. Il n'est pas d'année où je n'entends dire que ce qui importe c'est le concret ou pire encore l'argent. Mais ce qui est normal de la part de jeunes pas même encore adultes, en formation, pleins d'illusions et de préjugés encore constitue ce qui demeure en partie le rôle de toute formation : aider à penser, à juger, à analyser et donc, qu'on le veuille ou non, faire le détour par la pensée, par l'abstrait qui se niche sous toute apparence de concret.

De telles remarques, oui, sont acceptables de jeunes en formation mais d'un journaliste ? du Monde qui plus est ? qui manifestement n'est plus ce journal de référence qu'on aimait voir en lui. Qui se met à hurler avec les loups ?

Mais quelle éducation a donc bien pu recevoir le journaliste ? Quelle idéologie dominante pèse à ce point sur lui pour qu'il ne parvienne même plus à s'en dépêtrer. Car la pire des idéologie n'est-elle pas encore de croire qu'on n'en est dépourvu ? Vieille antienne de l'idéologie libérale et du discours managérial tellement en vogue en ce moment que celle de ce pragmatisme qui n'aurait pas d'autre préoccupation que celle du concret, pas d'autre objectif que celui de l'efficacité et qui, pour cela, entend, comprend sans préjugé, en appelle même parfois au dialogue social … mais ne change rien à sa démarche, à sa pratique, à sa politique. Les traces de cette monomanie, plutôt méprisante, se retrouvent jusque dans des analyses, bientôt trentenaires, dénonçant le prêt à porter idéologique que sous-tendait la vénération sans recul de la mondialisation. Assurément l'idéologie la plus funeste est bien celle qui ne s'avoue pas comme telle mais revendique pour gage sa seule neutralité pragmatique - introuvable pourtant.

Manifestement le travail de sape a fonctionné : Morin, dans ses Souvenirs, rappelle les années noires des années 60 coincées qu'elles furent entre un structuralisme qui entonnait avec une ferveur curieuse le grand air de l'anti-humanisme et de la mort de l'homme, le soviétisme qui pesait encore, un marxisme dont on arrivait pas encore à se défaire et un socialisme tellement tiède qu'il éloignait les meilleures bonnes volontés. Mais les suivantes ne furent pas beaucoup plus enthousiasmantes qui, après le dévissage du communisme sous les coups d'un Soljenitsyne, furent le champ de gloire de cette pseudo-nouvelle philosophie qui sous prétexte d'anti-totalitarisme, fustigea tout ce qui représentait de près ou de loin à de la pensée. Ce que ces sybarites de la construction auront accompli, sans doute en en ayant tôt conscience, n'est rien d'autre que la rencontre de ce qu'il restait de la gauche avec la pensée moderne, libérale, mondialisée.

Et ils furent bien nombreux à changer de camp.

Le travail est désormais achevé - qui relève du lavage de cerveau - et a atteint les rives grisâtres du sens commun pour qui l'économie est manifestement une science exacte au point qu'il y aurait d'un côté les faits, incontestables et de l'autre les interprétations, nécessairement oiseuses, idéologiques ; de parti pris.

 

Qu'on ne se méprenne pas : je puis parfaitement comprendre qu'on ne se sente aucune prédisposition pour la philosophie ; qu'on lui préfère la pratique des sciences ; même que ses prédilections versent plutôt du côté de l'action, de la technique … Nul n'est besoin pour se regarder en face d'être nécessairement philosophe ! Honnête suffirait déjà amplement. Mais ceci même que l'on nommait autrefois honnête homme qui se transmettait au travers de ces humanités si bien nommées ; ceci que l'on invoque jusqu'à en vomir, ces valeurs, que l'on se vante de défendre et à quoi l'on s'identifie si volontiers mais si paresseusement, imagine-t-on qu'elles puissent se dispenser de fondements théoriques, métaphysiques ou philosophiques, idéologiques si l'on veut à condition de ne pas nécessairement entendre ce terme de manière péjorative ?

Voici bien sotte attitude ; bien naïf préjugé … Bien dangereuse procédure.

Des dégâts provoqués par ce purisme épurateur de la supposée nouvelle philosophie j'ai déjà parlé à de nombreuses reprises, je n'y reviendrai pas autrement qu'en rappelant cette formule de Roudinesco : La position de la «nouvelle philosophie», c’était l’opinion contre le savoir, déjà. C’était bien visible dès ce moment-là.

Intéressant de ce point de vue que des multiples références que Morin apporte dans son dernier ouvrage, des nombreux portraits qu'il dresse, rien ne concerne la nouvelle philosophie. Quelques notations indirectes néanmoins :

La première achève le portrait rapide dressé de Maffesoli :

Il est très grossièrement attaqué, et parfois répond non moins grossièrement. Mais il s'est constitué un réseau de personnalités influentes qui constitue son bouclier. Il y a un certain contraste entre la subtilité dont il fait preuve quand il préside un jury de thèse ou fait un exposé et le caractère unilatéral de ses maîtres mots. Mais, après tout, Althusser, Lévi-Strauss, Foucault n'étaient-ils pas eux-mêmes des esprits subtils dont les cadres mentaux étaient simplistes et unilatéraux ?

la seconde, celui de F Hollande rencontré juste avant son élection :

Son visage placide et débonnaire me fit bonne impression et se surimprima à l'image d'homme d'appareil que j'avais de lui. Je ne savais pas que cet habile politique n'avait pas de pensée politique, comme la plupart de ses congénères.
Hollande se voulait un président « normal » sans penser que l'époque n' avait rien de normale. Il était sans vanité, nullement grisé par le pouvoir, affable et généralement bienveillant. Pour lui, gouverner c'était tenir le gouvernail, et naviguer se réduisait au cabotage. Il ne sentait pas qu'on était en pleine aventure dans un océan d'incertitudes, et que la nation avait besoin d'une pensée à la fois réformatrice et visionnaire. Du reste, il ne me consulta jamais, préférant demander leur avis à Gauchet ou Rosanvallon. Il me considérait sans doute comme un utopiste, sans se douter de l'irréalisme de son réalisme . Cet habile fut en même temps un grand naïf qui fit confiance à celui qui le trahissait. Ma sympathie initiale s'est enrichie d'une sympathie finale, car j'ai toujours vu l'homme sous le politique.

Dans les deux cas, dans ces deux extrêmes que peuvent être l'universitaire chercheur et homme de pensée - s'il en est - d'un côté et l'homme politique, homme d'action par excellence, dans les deux cas, un rapport à la pensée défaillant : des cadres de pensée simplistes pour ces grands intellectuels - c'est peu de dire que l'affirmation mériterait explication et commentaires - une absence de pensée pour le politique. Il n'est pas vrai qu'il y eut absence de pensée, c'est donc bien d'absence de projet propre, de réflexion originale qu'il se fut agi chez lui, et ainsi de ce pragmatisme de bon aloi mâtiné d'habiletés manœuvrières mais sans perspective. Comment, à ce propos, ne pas songer à F Mitterrand, qui pour ses vœux du 31 décembre 81 évoqua encore son projet socialiste pour la France … dont on n'entendit plus jamais parler ; bien au contraire puisque fut bientôt évoquée l'idée qu'il y eût trop d’État ! Ou bien à cette proclamation invraisemblable de Jospin lors de la campagne de 2002 selon quoi son programme n'était pas socialiste !!

Chez ces grands intellectuels, bien sûr de la pensée - et parfois bien habile, sophistiquée, fine - mais pas toujours de remise en question de ses propres fondements. Il y eut, quoiqu'on dise, chez un Althusser une incroyable dévotion de gardien du temple qui, dès Lire le Capital, quoiqu'avec plus de finesse que chez les staliniens, s'acharna à garder pure la réputation d’Évangiles que jamais il ne remit en question. C'est cette impuissance à se remettre longtemps en question, l'impossibilité d'un doute radical et d'une vigilance constante qui, sans doute, avait fait dire à Bachelard qu'un scientifique était fécond dans la première partie de sa vie, nuisible dans la seconde.

Je peux comprendre les reproches adressés contre la philosophie - toujours les mêmes, stérilité, contradictions jamais surmontées, discours abscons … - je ne comprends pas la méfiance à l'égard de l'esprit philosophique. Pas seulement parce que le doute est encore le seul antidote à une certitude fallacieuse invariablement génératrice d'intolérance ; aussi parce l'esprit philosophique - où j'entends autant méthode qu'état d'esprit - est la seule manière que je connaisse de percer un peu mieux cette réalité qui se donne à nous de si mauvais gré en reprenant inlassablement le chemin, les expériences, les preuves et les épreuves ; enfin parce qu'il est le seul effort à notre portée pour nous épargner d'être zélotes.

De nous éviter à ne choisir seulement qu'être sot ou devenir fanatique.

J'ai bien entendu l'horreur de la philosophie à quoi Bataille fait allusion. Mais c'est à la philosophie comme discipline qu'il fait référence - et non à l'état d'esprit - une discipline aux contours sans doute trop flous pour une époque follement éprise de certitude et d'action. Elle ne s'entend qu'à prix payé du lien brisé d'entre les sciences et la philosophie ; lien non seulement brisé mais méprisé par toutes les réformes universitaires depuis 1968 … Elle dit seulement que c'est aux philosophes de se redonner cette culture scientifique qui désormais leur manque cruellement ; mais aux scientifiques, réciproquement, de s'aller replonger dans les fondements philosophiques de leur discipline, ce que tous leurs prédécesseurs avaient fait et qui permit à des Monod ou Jacob d'être ces chercheurs complets qu'ils furent.

Il n'est pas tant de moyens finalement de s'éviter de tomber dans les clichés, de reproduire les prêts-à-penser, de propager ce qui pèse aussi peu mais aussi mal que des préjugés. La philosophie en fait partie. La culture aussi pourvu qu'on en ait encore ! et, non pas l'intelligence - j'ignore le sens à donner à tel terme - mais l'obstination à comprendre, à désosser, à expliquer et à faire siennes les pensées qui émergent de ce lent travail.

Alors oui, Monsieur le journaliste, entendre un député évoquer, face aux urgences, la nécessité de repenser notre rapport au monde et l'obligation presque morale à nous inventer pour nous-mêmes un sens à notre existence., oui, ceci est plutôt rafraîchissant.

Et tant pis si vous ne le comprenez pas ! tant pis pour nous, parce qu'il n'y aura pas d'avenir sans cette remise en question préalable.

Mais quand même : si l'on ne peut attendre de la presse qu'elle aide ou au moins incite à réfléchir, à quoi sert-elle ?